Poète, dramaturge, essayiste et nouvelliste remarqué très tôt en Islande, Andri Snær Magnason (né en 1973)est le nouveau Lauréat du prix de l’Imaginaire 2016* pour son roman LoveStar (Zulma, 2015). Rencontré au Festival Etonnants voyageurs, il parle de son œuvre, de son engagement en faveur de l’environnement, des dérives de la société capitaliste…, avec autant d’intelligence que de dérision. Sans prétention, avec conviction et passion, cet écrivain, très lucide et sans doute un peu visionnaire a peut-être les moyens de changer le monde. Et pas seulement à travers la littérature. Lisez plutôt ! (Entretien réalisé en compagnie et avec l’aide d’Eric Boury, son traducteur.)
Saint-Malo, le 14 mai 2016
ActuaLitté. Votre roman s’enferme difficilement dans un genre littéraire précis, mais si vous deviez le qualifier en quelques mots…
Andri Snær Magnason. Je définirais mon roman comme une ode aux idées, une exploration de la nature des idées et de l’idéologie qui nous constituent. Je m’intéresse à la manière dont les idées apparaissent, comment elles se développent et se répandent pour remplir tous les espaces qu’elles peuvent remplir.
J’ajoute que si les idées, dans un roman, sont comme l’alcool dans une boisson, qu’il y a des romans à 5° comme la bière, d’autres à 12° comme les vins légers, j’avais envie de faire un livre plus proche de la Tequila ou du rhum agricole traditionnel. Celui qui lit mon livre du début jusqu’à la fin risque en effet d’être un peu troublé, même enivré.
Dans le cadre de mon roman, il s’agit d’une vaste entreprise créée par LoveStar qui détient le pouvoir de proposer une société améliorée où le besoin de consommation est devenu une nécessité vitale à l’épanouissement humain.
ActuaLitté. Comment est née l’idée de cette histoire absolument hallucinante ?
Andri Snær Magnason. Cette idée émane de plusieurs directions ; à la fois issues du réel, mais aussi inspirées par d’autres romans. Et mon inspiration provient spécifiquement d’auteurs tels que Boulgakov, Vonnegut et Orwell.
Cette idée est née aussi de ce qu’on appelle en anglais "paradigm shift", c’est-à-dire la transformation radicale de notre manière de vivre. Toute la technologie de l’information, les connexions permanentes inhérentes à cette nouvelle façon de vivre ont été à l’origine de ce roman. L’atmosphère qui régnait à l’époque en Islande (le livre a été écrit en 2002) était extrême. C’était précisément le moment de l’ascension du capitalisme à outrance, l’époque aussi où les Islandais avaient vendu à une société privée leur patrimoine génétique et où la nature et l’environnement étaient aussi de moins en moins respectés.
ActuaLitté. Aviez-vous une intention précise (autre que littéraire) en l’écrivant ?
Andri Snær Magnason. Lorsqu’on écrit un roman c’est toujours dans un but littéraire, mais c’est aussi parce quelque chose nous pousse, nous met en route. Je percevais, dans la société, un mode de pensée nouveau que je souhaitais explorer. Comme la petitesse de l’homme par rapport à l’immensité du système.
Le directeur de l’entreprise dans mon récit qui développe un tout nouveau mode de vie (basée sur la consommation) se retrouve lui-même dépossédé des idées qu’il a engendrées et qui sont développées par d’autres. Il n’a plus aucune influence sur le développement de ses idées.
ActuaLitté. Au-delà de l’amusement, quel message philosophique, politique ou moral souhaitiez-vous faire passer en priorité ?
Andri Snær Magnason. Au début, mon livre ne devait être qu’une parodie, écrite pour la beauté des mots, car j’aime écrire, et aussi pour m’inscrire dans une tradition littéraire assez forte, déjà évoquée.
Parfois certains messages apparaissent sans qu’on ait vraiment eu l’intention de les faire passer. Ce livre a sans doute été pour moi une opportunité d’explorer la société de consommation actuelle et de dénoncer cette absurdité qui fait que tout doit être constamment neuf. C’est en quelque sorte une manifestation de mon opposition à ce capitalisme commercial. Un livre écrit cette fois pour la beauté du geste politique.
Prenons l’exemple du désert intérieur islandais (Miðhálendi). Certains politiciens ont eu à dire que ce lieu inhabité et peu fréquenté par les touristes était sans doute peu aimé et peu utile. Aussi face à ce désintérêt avéré, il devenait urgent de s’y intéresser et pourquoi pas de mettre en œuvre une politique de développement industriel pour y fabriquer de l’énergie. Remplir le vide en quelque sorte.
Je veux montrer comment l’économie de marché nous envahit complètement et comment la consommation s’introduit partout. Les échanges humains ne semblent plus qu’être des échanges commercialisés. Ils deviennent soit monnayables, soit monnayés. Dans mon roman, je pousse ces relations à l’extrême et par exemple, lorsqu’un personnage parle avec un ami de sa Honda, il essaie en fait de lui vendre une voiture. Ici, on assiste à un éparpillement total du commerce (plus du tout cantonné à des zones commerciales ou à des magasins) répandu absolument partout dans la société et contaminant chaque relation humaine. De même, avant il y avait d’un côté la presse et l’information et de l’autre la publicité. Maintenant tout semble vouloir se mélanger. En 2002, cette espèce de contamination se pressentait.
ActuaLitté. Avez-vous l’impression d’être un visionnaire (votre livre a été écrit il y a plus de 10 ans, je crois) ?
Andri Snær Magnason. J’ai réussi à capter ce moment précis où les choses ont commencé à basculer en Islande et ailleurs. C’est sans doute vrai, d’une certaine manière, j’ai peut-être prévu l’évolution et les dérives de ces nouvelles technologies, émergentes à l’époque. Pendant 10 ans le livre n’a existé qu’en islandais et c’était très frustrant pour moi, lorsque les journaux passaient leur temps à publier toutes les nouvelles idées de la Silicon Valley, à rendre compte de toutes les innovations d’entreprises telles Google ou Twitter, d’entendre mes amis me dire : « Mais ça, tu l’as dit dans LoveStar, et ça aussi, et ça aussi ! ». Mon roman a été traduit en anglais en 2012 (soit 10 ans plus tard !), est sorti en français fin 2014. Ce qui est intéressant tout de même, c’est que le livre fonctionne encore aujourd’hui, qu’il est même peut-être encore plus parodique qu’à l’époque.
ActuaLitté. D’après votre roman, les progrès technologiques menacent réellement nos libertés individuelles. Ne sont-elles pas utiles pourtant pour communiquer et se rassembler, dénoncer un régime, des pratiques financières douteuses, lutter contre les injustices, alerter, permettre au parti Pirate de se développer, etc. ? Quelle(s) solution(s) pour ne pas basculer dans les dérives du progrès ?
Andri Snær Magnason. Il y a 10 ans environ des plateformes d’échanges ont été créées par de jeunes gars pour favoriser la communication dans un groupe. Aujourd’hui on essaie de vivre dans des algorithmes que des gamins ont imaginés il y a une dizaine d’années. C’est-à-dire, si l’on regarde l’Amérique avec Donald Trump et Bernie Sanders, on se rend compte que tous les gens qui soutiennent Bernie Sanders ne lisent que les articles concernant Bernie Sanders et ceux qui soutiennent Donlad Trump ne lisent que ceux qui concernent Donald Trump. Tout le monde, et en Europe aussi, s’est un peu transformé en « cocaïnomane » des « Like » sur Facebook. Moi-même, je suis devenu une parodie de ce que j’écris dans LoveStar. Pour que mes livres soient lus, je dois faire un certain nombre de choses qui ressemblent un peu à ces nouveaux modes de communication. Impossible d’échapper à cette réalité. J’ai du mal à me représenter comment était le monde avant 1997.
Mon grand-père a 95 ans. Je lui ai demandé quelle était la période de sa vie qu’il trouvait la plus intéressante ou la plus étrange. Il a été chirurgien à New York. Il a opéré Oppenheimer, le Shah d’Iran, Andy Warhol. Il a passé son enfance dans un pauvre village de pêcheurs en Islande avant la Seconde Guerre mondiale et pour lui, l’époque la plus intéressante, ce sont les dix dernières années, pour lui, la plus grande révolution, c’est le développement de ces nouvelles technologies numériques.
ActuaLitté. Dans cette histoire, la logique normalisante du bien-être pour tous (poussée à l’extrême) devient perverse et engendre du mal-être chez vos deux héros. Là, vous êtes carrément à contre-courant de ce que la société moderne met en place. Est-ce votre propre point de vue ou de la simple dérision ?
Andri Snær Magnason. Comme, à une autre époque, certains ont eu envie d’explorer les meilleures intentions du communisme, j’avais envie d’explorer cette fois les meilleures intentions du capitalisme consumériste. Les promesses, les slogans, les idées relatives au progrès présageaient le bonheur pour tous. Mais je vous rassure j’ai rencontré ma femme en 1991 et je n’ai pas eu besoin de tout cela pour atteindre le bien-être.
ActuaLitté. Comment imaginez-vous la société de demain ? Êtes-vous optimiste ?
Andri Snær Magnason. Si on parle avec des scientifiques, avec des glaciologues, des océanologues, des climatologues, ou des spécialistes en ressources naturelles, ils sont tous préoccupés par le futur. Selon eux, il faudrait reconcevoir tout ce qui a été fait au XXe siècle.
Je fais souvent des conférences auprès d’un jeune public et je les incite à réfléchir sur nos habitudes de consommation et sur la nécessité de les faire évoluer. Je les amène à s’interroger, par exemple, sur la provenance de nos vêtements, l’origine des aliments que nous consommons, etc., de manière à les informer sur nos modes de consommation et ne plus rien faire sans méconnaissance. L’idéal, il me semble, dans les prochaines décennies, serait que chacun se sente responsable écologiquement et éthiquement de ce qu’il consomme.
Mes deux grands-parents ont fondé une association qui étudie les glaciers d’Islande. Lorsqu’ils ont fondé cette association, les glaciers étaient considérés comme éternels et immuables dans notre paysage islandais. Aujourd’hui malheureusement, on peut assister à la transformation des glaciers à l’échelle d’une vie humaine. On assiste progressivement à leur disparition. D’où la nécessité d’éduquer et d’alerter.
ActuaLitté. En plus d’être un écrivain, vous êtes aussi un écologiste engagé, je crois. Pouvez-vous préciser le travail environnemental que vous faites ?
Andri Snær Magnason. Le gouvernement islandais a parfois des positions extrêmes en matière d’environnement. Comme je l’ai précisé précédemment, il s’entête à vouloir « humaniser et conquérir » des régions encore vierges (Miðhálendi). Par exemple, pour construire le complexe hydroélectrique de Kárahnjúkar, destiné à alimenter une usine d’aluminium, une zone dans un parc naturel a été inondée.
Pour moi l’Islande a d’autres moyens de produire de l’énergie. Ce n’est pas un bon choix. Depuis cet événement, je suis de très près tout ce qui touche à l’environnement. Il y a peu de temps, avec Björk et d’autres artistes nous avons créé une association pour défendre ce désert intérieur et le protéger de toute invasion humaine.
ActuaLitté. Par son univers poétique et décalé, un peu fou, proche du conte, en partie aussi à travers vos deux jeunes héros amoureux et certains thèmes, ce roman m’a rappelé l’ambiance de « L’écume des jours » de Boris Vian. L’aviez-vous lu ? Si oui, qu’en pensez-vous ?
Andri Snær Magnason. Non je ne l’ai pas lu. Il a été traduit seulement cette année en islandais. (Note du traducteur).
ActuaLitté. Sinon, de quels auteurs (islandais ou non) vous rapprochez-vous ? Qui vous inspire ou vous passionne (hormis ceux cités précédemment ?
Andri Snær Magnason. J’aime beaucoup Gyrðir Elíasson et Sjón. La mythologie nordique et les contes populaires me passionnent également ainsi que notre grand poète national, Jónas Hállgrimsson.
ActuaLitté. Rien à voir avec la littérature maintenant. Pensez-vous que les révélations des « Panama papers » peuvent réellement transformer la politique islandaise ? Qu’attendez-vous d’un gouvernement ?
Andri Snær Magnason. Je l’espère en tout cas. En 2008, il y a eu l’effondrement de l’économie islandaise (la crise), mais jusqu’à maintenant on ne savait pas tout. On disait « il n’y a plus d’argent ». Aujourd’hui, grâce aux révélations des « Panama papers », on sait où est l’argent. Tous ces gens qui ont fait faillite en Islande en 2008 et pour lesquels, on a effacé les dettes, désormais on sait que cet argent était déjà à Panama C’est un nouveau choc pour l’Islande. Comme si la crise de 2008 était un os brisé qui s’était ressoudé, mais de travers et qu’il est nécessaire de briser de nouveau pour mieux le reconsolider.
ActuaLitté. Quels sont vos projets à venir (d’écriture ou non) ?
Andri Snær Magnason. J’ai décidé de me porter candidat aux élections présidentielles en Islande, le 25 juin prochain. En Islande, il n’y a qu’un tour. S’il y a 15 candidats, le président peut être élu avec seulement 10 % des voix. Actuellement 10 candidats sont déclarés et 3-4 ont des chances. Dans les sondages, je me suis situé entre 12 % et 30 % des intentions de vote, car les candidats ne se sont pas tous déclarés en même temps.
En Islande, je fais partie d’un groupe de personnes très créatif qui essaie de concevoir une nouvelle constitution pour l’Islande et revendique notamment l’appellation de parc naturel pour le territoire dont j’ai parlé précédemment. Mais je n’appartiens pas à un parti politique spécifique.
Mon dernier livre « le coffre du temps » n’est pas sorti en français. C’est un roman plutôt étiqueté littérature jeunesse (public adolescent, jeune adulte). C’est aussi un roman d’anticipation, mais avec des retours vers le passé. Les droits ont été vendus en Chine, au Japon, au Brésil, en Turquie. Et s’il met autant de temps que LoveStar à être publié en France, vous pourrez le lire en 2027 !
* Le GPI, ou Grand Prix de l'Imaginaire, est un prix français consacré aux "littératures de l'Imaginaire". Depuis 2010, il est remis à Saint-Malo. Plus d'infos ici.
2016, Bónusljóð/Poèmes de supermarché, version bilingue (Editions D'en bas) traduit par Walter Rosselli, préfacé et postfacé par Eric Boury
2015, LoveStar (Zulma) traduit par Eric Boury
2003, Les enfants de la planète bleue (Gallimard) traduit par François Emion
Ces ouvrages sont disponibles sur le site http://www.chapitre.com/