Paul est en quelque sorte l'alter ego de et dans chacune des histoires où son personnage s'illustre, ce sont des bribes de l'existence de l'auteur qui surgissent. Même à distance des années qu'il met en scène, avec l'expérience et le détachement inévitables, une pointe de dérision, Michel Rabagliati parvient à saisir les émotions du moment, retrouve avec précision et réalisme les ambiances de son adolescence et l'atmosphère de l'année 1975-1976 au Canada, sur fond de jeux olympiques, de Greg Joy et de Nadia Comaneci, du boycott des pays africains ou de la polémique sur le coût de certaines constructions…
Le lecteur s'immerge dans cette époque sans difficulté, et selon son âge, éprouve même une nostalgie douce et salutaire. Ce livre fait du bien, rend même carrément heureux car cette histoire, pourtant très personnelle, résonne intensément, renvoie le lecteur à sa propre existence, l'air de rien, avec simplicité, justesse et humour.
La lecture est alors très fluide, pleine de saveurs et l'exotisme de la langue québécoise (pour le lecteur français), surprenante mais toujours intelligible, apporte au texte une fraîcheur et une drôlerie délicieuses, si inédites.
Après l'évocation de sa petite enfance, dans Paul au parc, de son émancipation et de son entrée dans l'âge adulte dans Paul a un travail d'été, voici Paul adolescent, à son entrée à la polyvalente. Il a 15 ans, seul à la maison avec ses parents depuis que sa sœur a pris son indépendance avec Yvan, son nouvel amoureux. Ainsi parfois les conversations sont pénibles entre un père qui ne le comprend pas et le trouve trop mou et une mère préoccupée par ses rides et la peur de vieillir. Et si son oncle Raynald tente bien de le déniaiser ("t'es trop pogné, mon Paulot, il faut que tu sautes dans l'party"), c'est avec son ami Marc qu'il va découvrir la vie et devenir un homme. "Oui, en ce mois de septembre 1975, j'avais trouvé un ami formidable".
Usant d'une construction et d'un découpage limpides et rigoureux, sans jamais s'appesantir sur les tourments adolescents ni s'exhiber, l'auteur rend compte avec brio de cette période particulière par des morceaux choisis, tous plus révélateurs les uns des autres des sentiments contradictoires qui émanent du personnage, des expériences vécues à cet âge, des plus légères au plus profondes, des plus amusantes au plus douloureuses. Avec, à chaque fois, la petite pointe de détail qui pénètre au cœur du lecteur, intime et commune à la fois.
De l'impossibilité de trouver une coiffure et un visage plaisants face au miroir, des conversations interminables et futiles entre copains, de ces instants passés à ne rien faire (hanging out) des films d'horreur, des tentatives de stop et des expériences désastreuses, de la mobylette ou du scooter rêvées, des Noëls en famille, des escapades entre potes, des premiers émois amoureux, de la découverte du sexe, des joints et de l'alcool, de la musique, du sport, du McDo, … tout y est (même ce qui n'est plus, comme le fumoir à la bibliothèque ou le magnétoscope) ; avec le sentiment de (re)vivre cela avec les mêmes émotions, la même innocence. Au plus près. De l'intérieur.
Une mise en forme classique et intemporelle, immédiate, sans facéties ou presque ; un rythme expressif qui prend le temps, donne à voir et à ressentir, accessible et sincère. Tout est parfaitement adapté à l'histoire, bâti pour elle sans faute de goût ni décalage. Esthétique.
A l'instar d'Annie Ernaux, Michel Rabagliati retrouve les mots avec lesquels il se pensait et pensait le monde autour, construit avec Paul, une œuvre "socio-auto-biographique". Magnifique, réaliste et sensible.
Sans doute l'histoire de Paul est-elle inépuisable mais alors ? Quel bonheur !
Le film Paul à Québec de François Bouvier sera diffusé lors du 43èmefestival international de la bande dessinée d'Angoulême, le samedi 30 janvier 2016 à 20h30 !
Michel Rabagliati sera présent pendant toute la durée du festival et auparavant en tournée en librairies, pour célébrer les sorties du film et de Paul dans le Nord.