Critique de EvlyneLeraut, originellement publiée sur Babelio, partenaire de l'opération.
#PrixPorteDoree23 – « Quand la guerre a éclaté, finis les envois d'Amérique et d'Australie, adieu l'argent et les paquets. Grand-père Spyros est descendu à Filiati acheter à crédit et il est revenu bredouille, sur le dos de sa mule. » L'incipit donne le ton. Ce parchemin mémoriel, polyphonie émouvante, véridique, dont trois voix, exaucent la grandeur du témoignage.
1943, la guerre tarentule, juste à la frontière albanaise, Épire se meurt. Povla à sang et à cri. La faim creuse les sillons, accable le village qui se recroqueville. Stigmates sur les joues des petits, frêles roseaux affamés. Les filles du village de Povla assignées à la quête de maïs. Recueillir sur l'autre rive les graines fertiles, la résistance, tresse et ténacité.
« Ma mère a envoyé Sophie et moi. -Marchez à couvert et passez pas la nuit hors des villages, avait dit ma mère. Moi, à quinze ans, j'avais jamais déquillé du patelin. » Elles marchent, altières et vigoureuses, sourdes à la peur, guerrières au butin nourricier. Quémander dans les villages à Perdikari, Lessinitsa. Avancer à l'aveugle entre les branches qui accrochent leurs chevelures. Les pieds meurtris, entre le rejet des Grecs parfois et la récompense d'une hospitalité, pierre angulaire de la fraternité.
« Vouh ! C'est quoi ce pays béni ? Ici les gens vont nous donner s'est écriée Sophie.
- Qu'est-ce qui vous prend, pauvresses ? C'est la mer, c'est de l'eau. » Le périple est rude et risqué. On ressent les torpeurs manichéennes. Le bien et le mal, le don ou le refus. L'hostilité ou l'altruisme.
« Pardonnez-moi, femmes. Nous non plus, on est pas au large, elle a dit. Le moukhtar nous a demandé d'où on venait.
- De Povla, on a dit.
- Entrez dans la danse, Povliotes. Où trouver le cœur à danser ? » « - Allez, femmes, a fait Kaissarina. Le fleuve nous dit de rentrer chez nous. »
L'écriture est d'oralité. Un corps à corps avec le périple osé et risqué. Fillettes dévorées de l'autre côté d'une frontière mentale. La ligne de démarcation qui referme ses griffes sur les proies devenues. Sophia du mauvais côté, à portée du regard de sa mère qui viendra, en rythme pavlovien, quêter son regard, son ombre furtive jusqu'au jour où les barbelés reculeront encore.
Heureux soit ton nom, d'Histoire et de vérité. Les douleurs infinies sont des rides et des morsures, des pierres brûlées par le soleil qui ne reconnaît plus les siens. Un peuple broyé dont les résistances sont loyales et salvatrices. La jeunesse prise en tenailles sous la folie des hommes. Notre vulnérabilité est touchée en plein cœur face au mal qui survient subrepticement et en silence. Ce peuple entre deux rives, l'Épire étau, et bien au-delà, les déchirures des familles écartelées entre deux collines.
« - On regardait la télé en cachette vu que c'était interdit. Les Albanais blanchissaient leurs réalités à eux et disaient tout le mal possible de la Grèce. »
1990, Tout semble fusion, désir et exil. Toucher une seule fois du bout du doigt la terre-mère assassinée à coups de haine et de paroles faussées.
« Ils nous disaient qu'on était entourés d'ennemis, que la Grèce était la pire. » Heureux soit ton nom, litanie, Shpejtim regarde en arrière. La fragilité de l'étrange (ère), l'ubuesque des préjugés à fleur de peau. « Y a quoi derrière la Mourgana ? Tout ce qu'on voulait, c'était foutre le camp en Grèce. Pour ça il fallait qu'on soit nombreux. Ils flingueraient cinq – six d'entre nous, mais le reste de la bande leur couperait la gorge. »
Le voyage sans retour est périlleux. Qu'importe les souffrances, les trahisons, les pierres jetées en pleine tête dans cette file d'une jeunesse qui ne craint plus l'oppresseur. On ressent un malaise tant il y a peu, tant il y a encore, et maintenant encore en Europe.
« Ayez pas peur, pauv' diables, vous êtes en territoire grec ! Ça nous a ressuscité. »
Heureux soit ton nom est un symbole fort. Le livre n'est plus. Tant le miracle de l'autre est exaucé. Ici, entre la narration à l'instar d'une langue dans sa plus belle intimité, les protagonistes qui cèdent la place à leurs frères et sœurs, mères et pères, le récit est un champ d'oliviers battu par les vents. Sotiris Dimitriou excelle de lumière. Ce livre est le battement même de son cœur.
Poignant, ce livre accroche ses bras autour de votre cou, salutaire, inoubliable . Une chance éditoriale infinie et compatissante. Traduit du grec avec brio et justesse par Marie-Cécile Fauvin. Une première de couverture à prendre soin. Heureux soit ton nom, la plus belle et théologale phrase du monde. Je vous le dis : ce livre est une merveille !
Le roman est sélectionné dans le cadre du Prix de la Porte dorée 2023.