C’est une histoire familiale qui pourrait être assez ordinaire et ressembler à mille autres mais, sous la plume d’, elle devient singulière, car mise en lumière à travers le regard de trois enfants.
Sans réserve et de manière instinctive, sans se soucier de heurter ni de déranger, avec une franchise spontanée, quelque impertinence parfois, les jeunes narrateurs n’hésitent pas à révéler leurs pensées les plus intimes et délivrent alors un récit âpre, cru et sensible, libre et hardi, entre innocence et gravité, douleur et joie. Jamais terne.
De plus, l’écriture poétique et l’environnement polaire du Groenland, totalement inhabituel et exotique pour le lecteur français, intrinsèques au roman, lui confèrent un magnétisme particulier et immédiat qui se prolonge, s’amplifie même au fil de la lecture, prégnante et atypique.
Bjørk, Knut et Hilde sont les enfants d’un couple danois venus s’installer à Godhavn, une petite ville sur l’île de Disko, située à l’ouest près de l’île principale du Groenland. Encadrés par une mère institutrice, un père employé à la mairie, trappeur et chasseur, ils se dévoilent, le temps d’une année scolaire, lorsque l’hélicoptère les ramène de leur séjour estival au Danemark. "Bon Dieu ! Que c'est bon de respirer enfin de l'air pur !"
Découpé en trois parties, le roman offre trois regards sur la même période. Celui de Bjørk, d’abord, la cadette, inscrite en CE2 à l’école danoise, fillette délurée et sans tabou, curieuse et envahissante, excessive et exclusive dans ses relations avec les autres, parfois même tyrannique et finalement assez solitaire. "Née avec l'instinct du tueur".
Knut, l’unique garçon, délicat et hyper-sensible, bienveillant à l’égard de ses sœurs, mélancolique et anxieux, un peu seul lui aussi, rejeté et maltraité par les caïds de la classe. Un corps "trop grand pour l'âme qui se trouve quelque part à l'intérieur et qui l'habite." Chaque fois éprouvé par l'hiver. "Dans le brouillard on a toujours un peu envie de pleurer."
Enfin, Hilde, l’aînée, celle qui fascine, celle qu’on admire, habile chasseresse que le père veut protéger de tous, maintenir à ses côtés, possessif et ambigu. Une belle jeune femme amoureuse de Johannes, un garçon de l’île, sauvage, indocile et révolté, vite bouleversée par l’ardeur de ses sentiments amoureux et déterminée à s’émanciper de l’emprise familiale.
Trois destinées s’ébauchent, trois existences se dessinent, différentes et en même temps toutes trois révélatrices de la difficulté à s’intégrer et à demeurer dans une petite communauté autochtone assez fermée. "les Danois n'appartiennent pas au corps du village. Ils en sont le bras, ou le dos douloureux. Ils travaillent sur ce corps, de l'intérieur ou de l'extérieur […] Mais ils ne font pas partie intégrante de ce corps, ils ne sont ni sa peau ni sa chair."
Au-delà d’un climat et d’une nature rudes et parfois hostiles ("la nuit polaire rend fou quand on n'a rien à faire"), particulièrement bien décrits dont le lecteur peut percevoir à la fois les odeurs, les changements de lumière, les mouvements de mer, c’est aussi une ambiance insolite que l’auteure détaille avec intérêt. De la sauvagerie des chiens de traîneaux, de la chasse aux tétras, de la pêche aux capelans ou aux requins, saisissantes par leur réalisme, jusqu’aux rapports humains qui ne peuvent échapper aux commérages et qu’une promiscuité incontournable rend parfois brutaux et enragés, l’auteur n’adoucit rien.
Un style assez sec, sans fantaisie ni véritable émotion pour attendrir ou atténuer la rudesse des existences, capte ainsi avec exactitude les petites tragédies quotidiennes. Si la lecture intrigue et dépayse avec intérêt, elle s’imprègne aussi d’un étrange malaise que la fin ne dissipera pas.