Je parlais récemment à quelqu'un de mon intérêt pour la littérature jeunesse (oui, ça m'intéresse vaguement) et le type mecsplique: "Moi, je n'ai rien contre les livres pour enfants, mais…" (cf: "je ne suis pas sexiste, mais…")"…mais ça reste une sous-littérature, parce qu'il n'y a pas de narrateurs non fiables."
C'est ça, mon poussin, t'as raison…
Le narrateur, c'est ce raconteur d'histoires qui peut être un personnage du récit (), ou alors une entité plus abstraite qui se focalise à travers un personnage (comme dans Harry Potter), ou qui parle à travers tous les personnages, ou qui simplement les observe et décrit leurs faits et gestes. Et attention : les albums jeunesse aussi, même sans paroles, ont un narrateur: angles de vues, perspectives, coloration, style de trait, tout dans le dessin indique aussi une position de description et d'observation qui est une position de narration.
En général, on s'attend à ce qu'un narrateur dise la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. C'est quand même son job, je veux dire, après tout, on n'a pas d'autre point de vue sur l'histoire : elle n'est rien sans lui. Mais souvent, et depuis la nuit des temps, les narrateurs, ces sales escrocs, ne sont pas fiables - ils mentent, activement ou par omission; ils trichent avec la chronologie et la géographie; ils sabotent des intrigues secondaires et se présentent sous leur meilleur jour…
… et au lieu de les détester, on en redemande. Ou alors on les déteste… et on en redemande. On est maso comme ça.
Parce qu'un narrateur non fiable, c'est la promesse de délices infinies - ça oblige à déchiffrer, à interpréter, à déjouer les pièges. Ça oblige à lire entre les lignes - de textes, de dessins - et à ne jamais faire confiance à ceux qui se sont attribué le monopole de la parole. Certaines personnes vous diront que le narrateur non fiable est le summum de la qualité littéraire; car alors se joue un tir à la corde entre lecteur et auteur, où chacun cherche à avoir le dessus sur l'autre.
Mais les petits zenfants, madame Clémentine, les petits zenfants ils savent pas faire ça ! Ils savent pas lire entre les lignes ! Il faut pas leur donner des narrateurs qui sont des menteurs, ouh là ! Sinon ça va les angoisser les petits choux !… Non?
Les narrateurs non fiables en littérature jeunesse, il y en a des tas, des tout petits albums aux très grands romans ado.
On commence avec un grand classique: le pop-up La maison hantée, de Jan Piekowski. Le narrateur verbal, c'est une voix désincarnée et résignée qui nous raconte qu'il ne va pas très bien, en ce moment, docteur - il ne sait pas trop pourquoi… et tout en nous conduisant de pièce en pièce, il nous dit, entre autres:
"Non, je ne reçois pas beaucoup de visiteurs…"
Pendant ce temps, la narration visuelle nous raconte une tout autre histoire… Mais qui croire, et que croire ? Les voit-il, ces squelettes dans les placards, ces monstres dans la baignoire? C'est le début de la fin des illusions pour l'enfant-lecteur: ce livre ne me dit pas toute la vérité.
La vérité, justement, est au coeur de La vérité sur l'affaire des trois petits cochons, par John Sciezka et Lane Smith, où L.E. Loup nous raconte, le pauvre petit chou, que c'est un grand malentendu, cette histoire de Grande Méchanceté…:
Je m'apprêtais à retourner tranquillement chez moi sans le sucre pour le gâteau d'anniversaire de ma vieille grand-maman chérie. C'est à ce moment-là que mon nez s'est mis à me démanger. J'ai senti que j'allais éternuer. Alors j'ai soufflé... Et j'ai soufflé... Et j'ai éternué un bon coup.
Et vous savez quoi ? Toute cette sacrée maison de paille s'est écroulée. Et au beau milieu du tas de paille, j'ai vu le Premier Petit Cochon – mort comme une bûche. Il était là depuis le début. Ç'aurait été trop bête de laisser une belle assiette de charcuterie comme ça sur la paille. Alors j'ai tout mangé.
Un livre qui remet tout en question pour le lecteur : et si la version du conte que j'ai toujours entendue était… fausse? Mais ce loup semble un peu trop poli pour être honnête…
Comme j'entends ronchonner que je prends toujours des exemples angliches et américains (c'est vrai, c'est mal), voici le roi du narrateur non fiable dans l'album jeunesse en France : Gilles Bachelet, évidemment, et son inénarrable doppelgänger* possesseur de chat.
Ce chat est en effet excessivement bête.
Que peut faire l'enfant-lecteur de ce genre de récit ? Le livre de Bachelet est particulièrement intéressant, parce qu'il joue avec le narrateur non fiable sur plusieurs niveaux. Il y a évidemment l'incongruité d'un chat qui est, disons, un peu plus… trompeur… que d'ordinaire.
Mais il y a aussi un appel au lecteur adulte qui lit l'histoire à l'enfant. Comment lisez-vous Mon chat le plus bête du monde à un enfant? Personnellement, je reste parfaitement de marbre, lisant le texte sans aucun autre commentaire, ou parfois disant à l'enfant profondément perplexe: "Il est rigolo, ce chat, hein?" ou encore "Oh là ! T'as vu tous les chats dans cette image ? Allez, compte les chats." Le petit lecteur plein de confusion lève alors les yeux vers l'adulte-qui-sait-tout, l'air de dire “suis-je le seul à penser que cette situation est excessivement bizarre?”
De narrateur non-fiable, on passe alors à l'adulte-lecteur-non-fiable…
Ainsi s'étiole la confiance absolue en l'adulte, mes amis. Et c'est parfaitement sain, il me semble, comme apprentissage.
Passé le premier choc, l'enfant commence à comprendre que tout ceci est un jeu - le grand jeu de la fiction et de ses mille incarnations - et des histoires qu'il faut prendre à bras-le-corps. Ou comment devenir un lecteur critique et inquisiteur, qui ne baisse jamais la garde.
En littérature ado, le narrateur non fiable est très fréquent. Le fameux Bizarre incident du chien pendant la nuit, de Mark Haddon, raconté par un narrateur atteint du syndrome d'Asperger, est l'exemple-type en la matière, mais on en a aussi de notre côté de la Manche.
Récemment, le très joli et brillant Faut jouer le jeu, d'Esmé Planchon, joue sur l'ambiguïté de l'imagination carabinée d'une jeune fille et de ses deux amis. Où s'arrête la réalité et où commence le jeu? Comment savoir qu'on ne vit pas dans une comédie musicale ? Le troublant Un léger bruit dans le moteur, de Jean-Luc Luciani, oscille entre candeur désarmante et manipulation perverse du petit narrateur assassin des adultes.
Petite anecdote personnelle (ce n'est pas pour faire ma "pub", promis, mais il se trouve que ça "colle" au sujet): deux de mes livres ado, La pouilleuse et Comme des images, ont des narrateurs absolument pas fiables (et même sacrément antipathiques). Je trouve passionnant de lire les réactions des lecteurs ados. Une phrase qui revient souvent: "J'ai détesté le narrateur/ la narratrice… et pourtant j'ai adoré le livre".
Pouvoir aimer un livre et pourtant détester le narrateur - c'est l'étonnante possibilité offerte aux lecteurs par ce menteur de papier.
Beaucoup de grands classiques non de littérature pour adolescents, mais de littérature beaucoup lue par les adolescents - signe, peut-être, que cette incertitude leur plaît - ont des narrateurs non fiables: L'attrape-coeursde Salinger, Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, La vie devant soide Gary… Sans doute est-ce vraiment à l'adolescence, quand peu à peu autour de nous les adultes se révèlent faibles et tricheurs, incertain et cachottier - et qu'on comprend aussi qu'on peut se mentir à soi-même sur sa propre histoire - qu'on ait besoin de saisir à travers la littérature toute la beauté de cette vaste supercherie humaine, trop humaine.
Bizarrement, il y a relativement peu de narrateurs non fiables entre les albums et la littérature ado. Peut-être estime-t-on tacitement qu'à l'âge où ces chers petits apprennent à lire tout seuls, il ne faut pas les déstabiliser. Dommage, parce que c'est justement le moment idéal : on leur dit bien de ne pas faire confiance au monsieur qui leur donne des bonbons, alors pourquoi leur laisser faire confiance aux voix désincarnées qui leur donnent des histoires ?
*Double d'une personne, être imaginaire qui lui est identique