Depuis Les nuits de Reykjavik, remonte le temps. Le commissaire Erlendur, vieillissant dans Etranges rivages (2013) a tout juste trente ans dans ce nouveau roman. Divorcé et père d'une fillette de cinq ans dont il n'a pas la garde, il est déjà, en 1979, un personnage sombre et solitaire, habité par la disparition de son frère lorsqu'ils étaient enfants et rongé par la culpabilité d'avoir survécu ce jour de tempête effroyable. "Pourquoi Bergur avait-il connu un destin si tragique alors qu'il avait lui-même été épargné ?".
Affecté à la police criminelle sous les ordres de Marion Briem (Le Duel, 2014), alors jeune inspecteur empathique ("tu es policier, pas pasteur"), il est chargé d'enquêter sur le meurtre d'un Islandais, Kristvin, technicien de maintenance aéronautique à la base américaine de Keflavik. Une enquête délicate sur une zone militaire protégée par l'armée américaine, peu disposée à laisser la police islandaise s'immiscer dans ces baraquements à l'allure d'une petite ville de quelques milliers d'habitants, sans contact ou presque avec la population autochtone. Mais c'est sans compter sur la ténacité de Marion Briem et sur la collaboration inattendue d'un officier de base américain, Caroline. "Si la police islandaise voulait interroger des citoyens américains, elle devait le faire en accord avec les troupes de défense et en présence d'un de leurs représentants."
Un trio efficace et complémentaire, très habile, dont les investigations vont bien au-delà du simple meurtre, soulèvent des interrogations liées aux services secrets américains, s'immiscent dans un contexte éminemment sensible et stratégique. Passionnant, inquiétant car très réaliste.
En parallèle, Erlendur, s'attache à reprendre ("à titre personnel") une affaire non résolue et vieille de plus de vingt ans, celle de la disparition d'une jeune fille Dagbjört, en 1953, à l'âge de dix-neuf ans.
A travers ces deux histoires subtilement liées, Indridason maîtrise son récit de bout en bout, avec une fluidité et une clarté étonnantes (d'ailleurs la fidélité du traducteur, Eric Boury n'est sans doute pas étrangère à cette limpidité). Le lecteur suit avec intérêt et exaltation, les deux intrigues, rythmées par les caractères différents des trois personnages, tantôt fougueux et impulsifs, déterminés et tenaces ou calmes et réfléchis, plus pondérés et offrent à la lecture (presque ininterrompue,) un mouvement très dynamique, une variété de tonalités divertissantes, réellement captivantes.
Ainsi, au-delà de l'enquête policière, dont la résolution s'avère finalement secondaire, classique, presque sans surprises, c'est le roman noir qui prend le dessus et enthousiasme. La complexité des personnages, leurs histoires intimes, leurs blessures profondes séduisent autant que leur perspicacité. Leur envergure, plus humaine qu'héroïque attache ; si proche, intensément réelle.
La grande cohérence d'Erlendur, au fil des romans, la précision rigoureuse des détails avec laquelle l'auteur lui construit une existence crédible renforcent sa relation au lecteur, presque vivante désormais et rassurante (on sait qu'il ne va pas mourir trop rapidement).
Enfin l'atmosphère particulière du roman, la volonté de rendre compte avec exactitude de situations vécues et parfois durement éprouvées par la société islandaise, à l'époque de la forte présence des Américains sur son territoire, ajoutent au roman un intérêt historique et social incontestable et dévorant. Et la nature, toujours indomptable et imprévisible, fascine sans lassitude.
Ce livre est simplement une réussite.