Ce livre est une pieuvre. Démesuré, il vous enserre de toutes parts avec force et violence, ne vous laisse aucun répit, vous agite, vous éprouve, vous fatigue et vous déstabilise, menace même votre discernement. Votre cerveau est sollicité de tous côtés, doit assimiler plusieurs histoires en même temps, n'arrive pas à lâcher prise, en effervescence permanente, bouillonnant.
Il y a dans ce livre (et dans la traduction) une puissance et une performance presque irréelles ; il est à la fois entêtant et repoussant, séduisant comme effrayant, procure une lecture déconcertante, tantôt difficile et exigeante, tantôt fluide et inlassable, si peu ordinaire qu'au final, le lecteur a du mal à se prononcer. Certes, il a souffert à certains moments, a même lutté pour ne pas abandonner mais, en contrepartie, il s'est senti bluffé par autant de maîtrise et d'ambition, interpellé profondément, bien incapable de demeurer insensible ou de se dessaisir de l'histoire.
Quelle que soit l'issue, ce livre marque intensément. Lauréat du prix de la littérature islandaise 2012 et du prix des libraires islandais 2012, né à Reykjavik en 1978, poète et traducteur devrait rapidement connaître une notoriété internationale.
Résumer ce roman-fleuve sans l'enfermer dans une dimension trop réduite semble assez difficile et c'est sans compter sur la structure narrative, originale et impressionnante.
Pour faire simple, Agnes Lukauskaite est une jeune femme islandaise d'origine lituanienne, tourmentée par son histoire familiale qui rencontre Omar, un jeune Islandais. Parallèlement, dans le cadre de ses recherches universitaires sur l'extrême droite contemporaine, elle rencontre aussi Arnor, néonazi islandais érudit et cultivé. Un triangle amoureux se dessine, un enfant naît, Snorri, des disputes éclatent sous fond de crise économique et des voyages se réalisent.
Une histoire actuelle qui puise son origine dans le passé des trois protagonistes, raconté en alternance, avec une telle habileté que le lecteur ne perd jamais le fil et qui l'entraîne jusqu'à Jubarkas, village lituanien complètement vidé de sa population juive par les Nazis et une partie de la population locale, au cours de l'été 1941.
Des allers-retours permanents entre les années deux mille, les années soixante-dix et la 2ème guerre mondiale, où l'Histoire interpénètre les destinées des personnages, tente d'expliquer la montée de l'extrême droite en Europe, la xénophobie qui s'installe en Islande ; des allers-retours où chacun s'interroge sur son identité et le sens de l'existence, non sans dérision.
C'est extrêmement dense, à la fois politique et philosophique, poétique, ponctué de nombreuses références historiques, sociales et littéraires, notamment islandaises qui, il faut le reconnaître, échappent parfois à la connaissance du lecteur non initié et freinent la lecture sans pour autant la suspendre.
Une narration vivante et multiple, virtuose, où le Tu, le Je et le Il, le texte même se côtoient sans se confondre, où le lecteur est directement interpellé, invité à pénétrer dans l'histoire.
"Ici le texte. Je suis le texte, je suis le livre et j'écris le texte que contient ce livre. Je ne suis pas l'auteur. Eiríkur est l'auteur de cette œuvre (vous pouvez lui téléphoner et il vous le confirmera, en cas de besoin).
Une impression de tourbillon qui parfois enivre, fait vaciller, mais, de manière incroyable, le récit demeure toujours sous contrôle et impressionne.
Ce livre est inhabituel, moderne et complexe, absolument innovant, déroutant et ouvert, esthétique et cruel.
Transgressif ? Au lecteur de juger.
A suivre très prochainement sur ActuaLitté.com, l'entretien réalisé avec Eric Boury, traducteur d'Illska.
Eiríkur Örn Norđdahl sera présent à la librairie parisienne Le livre écarlate (31 rue du moulin vert, 14ème) le 30 septembre à 19 heures et à la Maison de la poésie (157 rue Saint-Martin, Paris 3ème), le 1er octobre à 20h30. Il participera également aux Correspondances de Manosque en compagnie d’Eric Boury, le 26 septembre à 16h30, place Marcel Pagnol.