Ce titre a aujourd’hui presque éclipsé le nom originel de cette mafia napolitaine qui a tristement volé la vedette à la célébrissime Cosa Nostra sicilienne.
À la simple évocation du terme “mafia” l’imaginaire occidental s’emballe : Al Capone, Lucky Luciano, Don Corleone, Tony Montana… Tous ces noms se bousculent sans que nous ne sachions plus s’ils appartiennent à la fiction ou à la réalité. Qu’ils aient été de réels mafieux ou inspirés de personnages réels, le cinéma les a tous mythifiés.
Le système mafieux a toujours suscité une attirance ambivalente, entre fascination pour ces hommes qui défient l’ordre social et répulsion pour leurs crimes crapuleux.
Il serait hypocrite d’écrire que le succès de Gomorra est totalement étranger à cette attraction ambiguë. Roberto Saviano, son auteur, avoue lui-même que la Camorra exerçait sur lui une certaine fascination, qu’il lui a donc fallu « affronter le mythe en le déconstruisant ».
Une adaptation cinématographique
Lorsque j’appris qu’une adaptation cinématographique se tramait, je pris un peu peur. Le livre était devenu un best-seller, son auteur se retrouvait sur le devant de la scène malgré lui. J’ai craint, malgré toutes les bonnes intentions affichées, la tentation mercantile du produit dérivé.
Heureusement, le choix du producteur et de Roberto Saviano s’est porté sur le réalisateur Matteo Garrone. Ce cinéaste (romain) brillant avait déjà tourné, entre autres, un film sur un taxidermiste véreux dans ces stations balnéaires désolées du nord de Naples (L’imbalsamatore/L’embaumeur). Cependant, le défi restait de taille. Le livre s’était distingué par sa forme, entre enquête journalistique et journal de bord à la première personne, inspirée de la non-fiction novel à la Truman Capote. Le film aurait ainsi pu tomber dans l’écueil de la mise en scène de son auteur et de son “héroïsme”. Au contraire, ce narrateur a été effacé, pour laisser place à un point de vue d’une grande force, transformant le lecteur en réel spectateur, le faisant basculer entièrement dans la “fiction”.
Un tournage sur les lieux du crime
Le film a été entièrement tourné en Campanie (région de Naples) et en partie à Scampia, “ville” de la proche banlieue napolitaine, connue pour être une zone de non-droit, l’un des bastions de la camorra. De nombreux personnages du film évoluent dans ce grand ensemble monstrueux, nommé les vele di Scampia, ressemblant à un paquebot, avec ses souterrains, passages et passerelles propices aux trafics.
Quand je vis le film pour la première fois, j’ai été plus que surprise : comment ont-ils pu tourner ce film sur le territoire même de la camorra ? Il était clair que pour y tourner, il avait fallu « obtenir des autorisations » et non celles délivrées par les autorités officielles. Je posais donc la question à des amis napolitains proches de l’équipe du film. Surgit alors cette anecdote que je vous rapporte avec prudence : Le producteur du film se serait rendu sur les lieux pour les repérages, très vite repéré lui-même (dans un quartier où toutes entrées et sorties étrangères sont contrôlées), il aurait été “accompagné” par des gros bras chez le boss local. Ce dernier lui demanda des explications sur sa présence et ses projets. A-t-il répondu explicitement qu’il comptait tourner l’adaptation du livre de Saviano ? Je ne sais pas. En tous les cas, ils ont accepté que le tournage se fasse sous la condition que soient embauchés des gens du quartier.
Il est évident qu’un tournage, avec de gros moyens, permet de faire entrer de l’argent propre dans une zone qui en voit rarement la couleur. Les dealers du quartier allaient ainsi jouer leurs propres rôles. La preuve en est, quelques semaines après la sortie du film, il mattino (quotidien napolitain) annonça l’arrestation d’un dealer de Scampia, dénoncé par quelqu’un qui l’avait reconnu dans le film.
Mafia et cinéma
Dans l’une des premières scènes du film, les deux jeunes garçons, qui vont défier le système, rejouent une scène de Scarface. Cette scène a été tournée dans la maison, aujourd’hui abandonnée, d’un boss de la camorra arrêté il y a quelques années. Il avait fait construire cette maison sur le modèle même de celle de Tony Montana dans le film Scarface.
La mafia s’inspire elle-même du cinéma, et prend pour modèles ceux qu’il a érigés en héros.
Comme le souligne Roberto Saviano : « Leurs histoires, leurs actions, leurs rituels ont des caractères épiques et eux-mêmes essaient en permanence d’alimenter leur propre mythologie en la construisant souvent sur les images du cinéma ». La force du film repose en partie sur la déconstruction de ces mythes. Il met en scène les conséquences engendrées par la représentation de ces bandits sans foi ni loi, en héros modernes défiant le système. Les deux gamins du film en deviennent les icônes.
Tout cela explique peut-être pourquoi ce film a pu être tourné sur le propre territoire de la camorra. Le cinéma leur offrait, en théorie, l’opportunité de rejoindre le panthéon de ces personnages mythiques auxquels ils vouent un culte. Aveuglés par leur narcissisme, ils n’ont probablement pas envisagé le fait qu’un film pouvait être tout aussi dangereux qu’un livre, que le spectateur d’une fiction pouvait être tout aussi lucide qu’un lecteur.
Comment auront-ils réagi à la découverte de ce film ? Un film sans mythification, ni moralisme facile, évitant la “glamourisation” ou la violence frontale, suscitant la pensée et stimulant l’imaginaire du spectateur, ne le plongeant ainsi pas dans la pure indignation ni la fascination.