On devrait forcer Nicolas de Crécy à tout essayer : le roman photo, l'illustration pour malvoyants, la broderie sur canevas et le batik monochrome. Il est tellement doué, son dessin et son sens de la narration ont atteint une telle virtuosité, qu'il s'en sortirait haut la main, réinventant les genres et les croisements, multipliant les plaisirs. Oui, même pour le batik.
« La république du catch » qui sort aujourd'hui chez Casterman a été dessiné dans l'urgence, au rythme de près d'une planche par jour de travail (25 par mois en moyenne, précise l'auteur dans la postface), sur près de 220 pages, pour répondre à la commande d'un éditeur de manga nippon. L'invitation était trop belle pour être refusée. Nicolas de Crécy s'est évidemment embarqué dans l'aventure avec son imaginaire halluciné, où les mafieux côtoient des animaux anthropomorphes, où les villes sont tentaculaires et les têtes se passent volontiers de corps. Les nombreux fans du « Bibendum céleste », de « Prosopopus » ne seront pas dépaysés.
L'histoire est celle de Mario, le minuscule propriétaire myope d'un magasin de pianos, puceau et solitaire, qui a le malheur d'avoir une famille un peu encombrante, composée de mafieux sans scrupules, qui contrôlent notamment les combats de catch. Lorsqu'il est chargé par son neveu de porter un courrier à une belle femme, il ne peut refuser la mission. C'est pourtant elle qui causera sa perte et déclenchera dans la mégapole une lutte sans merci entre les catcheurs impitoyables et des hordes de fantômes plus misérables les uns que les autres.
Que ce piètre résumé ne vous arrête surtout pas : le talent vertigineux de Nicolas de Crécy consiste précisément à rendre crédible par l'image ce qui ne tient pas debout par la seule force des mots. La précision de son trait et l'abondance des détails donneraient vie au plus improbable des récits.
Entre manga et mafia
Depuis quelques années, Nicolas de Crécy semblait s'éloigner de la bande dessinée pour se consacrer principalement au dessin. Sa dernière série, « Salvatore », chez Dupuis, manquait par moment de cette fièvre hallucinée qui porte la plupart de ses projets. Ici, on la sent vibrer d'un bout à l'autre. On est porté à la fois par la musique des pianos à queue (jouée magistralement tantôt par un manchot muet, tantôt par une tête sans corps), par la vivacité des séquences d'action (on retiendra longtemps la scène de poursuite dans une usine aux proportions dantesques) et par les ors et les costumes du catch.
Bien entendu, il y a des règlements de compte, bien entendu, il y a des combats et des superpouvoirs, bien entendu, il y a des jackpots, des billards et des filles légèrement vêtues. C'est une histoire de catcheurs, c'est une histoire de mafias, c'est un manga et... ce n'est rien de tout ça. C'est aussi une histoire de timidité, de solitude et d'abandon. De faiblesse et d'amour maladroit. Pleine d'humour et de trouvailles.
Le dessin triomphant
Une fois la lecture de l'album achevée (sur des chapeaux de roues), on ne peut s'empêcher de revenir en arrière plus lentement, pour admirer les regards, les corps, les attitudes ; les décors écrasants et la solitude si justement représentée qu'elle se passe de mots. De Crécy a dû dessiner vite, son dessin frôle parfois le croquis : il en a la vivacité et la maladresse, par moment, dans certains rendus anatomiques. Il puise une force incroyable du simple jeu permanent entre l'obscurité et la lumière, l'ombre omniprésente et les quelques halos blancs.
« La république du catch » est un album violent, il rappelle avec insolence que lorsqu'on a le talent pour dessiner et scénariser, on peut raconter tout et n'importe quoi, aussi improbable, aussi simpliste, aussi déroutant le récit soit-il, on emballe de toute façon les lecteurs. On le met au tapis, en d'autres mots, et on attend que l'arbitre entame le décompte. Peu de risque qu'il se relève après un coup pareil.