C'est un roman qui se mérite, ne se laisse pas apprivoiser dès la première page, nécessite un peu de courage et d'endurance, exige de l'attention et parfois de la persévérance mais se révèle, au final, éblouissant et magistral, d'une puissance exceptionnelle et bouleversante.
Un chef d'œuvre, assurément, d'autant plus remarquable qu'il s'agit là du premier roman d', récompensé d'ailleurs par le National Critics Circle. Ne passez pas à côté, extirpez-le sans hésiter de l'amas carrément indigeste de livres issus de la rentrée littéraire.
Atypique et rare, par son histoire comme par sa construction, il frappe l'esprit et le cœur, sort de l'ordinaire, déstabilise et empoigne, éblouit et meurtrit par son pittoresque et sa poésie comme par sa cruauté et sa tragédie.
Dans un petit village de Tchétchénie, marqué par une seconde guerre, une fillette de huit ans, Haava, orpheline de mère, s'enfuit avec son voisin et ami de la famille, Akhmed, après l'incendie de sa maison et l'enlèvement de son père par des soldats russes. "Son père était ses matins et ses soirs; il était son tout. Il faisait tant partie de son monde qu'elle ne pouvait pas plus décrire sa présence que celle de l'air qu'elle respirait [...] Son père était sa porte sur le monde ; il était l'ouverture unique par laquelle elle voyait, entendait, ressentait."
Réfugiée dans un hôpital moribond (où trauma et maternité sont les deux seuls services encore ouverts), prise en charge par une femme médecin d'origine russe, Sonja, ("dernière survivante ou presque, d'une équipe de cinq cents personnes") et sous la bienveillance permanente d'Akhmed, Haava passe cinq jours dans une ambiance presque irréelle, comme en état de survie, sur fond de guerre et d'atrocités commises dans un pays en ruines, en plein chaos, oscillant entre dérision et désespoir.
Cinq journées hallucinantes où le passé resurgit, s'immisce dans le présent, imbrique les destinées des personnages entre elles, fouillent leurs âmes, expriment toute la complexité humaine en temps de guerre, livrent avec force l'Histoire terrible de ce pays depuis l'occupation russe, sans jamais pour autant ôter à la fillette et aux personnages qui l'entourent, de l'humour et une grâce saisissante qui vous submerge.
Un livre en mouvement perpétuel, balloté entre deux guerres, où se racontent simultanément les vies douloureuses de plusieurs personnages, réunies progressivement, au fil des pages, en une constellation intensément réaliste et poétique, stupéfiante par sa construction habile et assurée, parfaitement maîtrisée. Jamais le lecteur ne s'égare dans cette densité d'événements et de vies traversées.
A mesure que le roman progresse, la pression s'amplifie et l'émotion envahit profondément le lecteur ; les descriptions, de plus en plus noires et atroces, parfois insoutenables, si déchirantes, le pétrifient et le bouleversent jusqu'à la fin, soudainement plus légère ; comme un envol vers la résilience, une échappée emplie d'espoir qui apporte le réconfort nécessaire, calme soudain la respiration et apaise doucement le lecteur ébranlé.
C'est en effet le pire de la guerre que l'auteur dépeint, celui qui affecte les civils innocents, "des victimes de l'absurdisme", celui des arrestations sommaires, de la délation, des tortures inimaginables, des mines antipersonnel, des déplacements de population, de la corruption et de la contrebande, de la faim et de la peur qui tenaillent, de la prostitution et de l'enfermement, de la barbarie humaine.
Mais entre ces entrelacs d'horreurs, où les rebelles sont parfois plus cruels que les soldats russes, au cœur des ruines et de la pauvreté survivent des personnages presque improbables, à la fois extravagants, drôles et émouvants, courageux et honnêtes, encore rêveurs, capables de s'extirper du désastre décrit, d'apporter de la joie et de la légèreté, de maintenir à une certaine distance la folie guerrière et la mort et d'apporter au récit, de la fantaisie parfois, du cynisme et de l'absurde ; absolument salvateurs pour le lecteur.