Il n'est pas courant qu'un scénario de bande dessinée tente de prendre à bras le corps les innovations du monde dans lequel nous vivons, et de construire une histoire qui mette en jeu les nouvelles interactions entre personnes et institutions, ainsi que la complexité générale de notre société. Ce n'est pas un hasard si situent à Londres le récit de « La Faille ». Tandis que les caméras de surveillance enregistrent la vie quotidienne de tous les habitants, ceux-ci s'abreuvent d'émissions de téléréalité qui leur fournit, par procuration, les émotions dont leur vie manque cruellement. A côté de cela, une population louche s'entasse dans des hôtels insalubres, des supporters de foot se démontent la gueule dans des pubs bruyants, des jeunes filles dansent en boîte toute la nuit pour oublier le boulot de la journée et la menace terroriste plane au-dessus de tout cela... Pour ne rien arranger, un phénomène inexpliqué lézarde les bâtiments, maisons et édifices publics sans distinction, compromettant la stabilité des immeubles. Le plâtras tombe sur les épaules pendant qu'on écoute les infos ou avale le repas. Parfois, une maison s'écroule sur ses habitants et c'est le drame.
Au milieu de tout cela, une émission de télé rassemble les foules : une présentatrice-vedette y aide les jeunes à réaliser leur rêve. Elles se contente à vrai dire de présenter leur projet aux téléspectateurs et d'appeler les bonnes âmes à faire preuve de générosité. Quand Jeremy, un jeune type parfaitement normal se présente à la télé pour réclamer qu'on lui amoche le visage grâce à la chirurgie esthétique, l'audimat monte en flèche. Au même moment, une camionnette bourrée d'explosif explose au centre-ville... Les deux événements sont-ils liés ?
Zarate et Sampayo nous proposent un récit plongé dans le monde contemporain mais qui repose sur les archétypes du conte : personnages au rôle bien définis, mission confiée à l'inspecteur de police et quête d'identité pour le jeune Jeremy, au long de toute l'histoire. La réussite du projet tient justement à ce mélange inhabituel : les archétypes du conte s'incarnent dans des personnages fouillés, loin des stéréotypes, qui accomplissent leur devoir et se posent des questions dans un même mouvement continu. Ils vivent dans un monde balisé par la technologie moderne (télé en tous lieux, radio allumée dans les voitures, embouteillages, ordinateurs et téléphones portables qui nous relient sans cesse aux autres, puis caméras en circuit fermé pour veiller au grain) mais leurs désirs, leurs regrets et leurs espoirs, les travaillent en tous temps.
Le dessin de Zarate, au trait noir fin, laisse beaucoup de place à une colorisation très personnelle, au pinceau. Les éclairages électriques, les reflets d'écran, les ombres de la nuit et le rougeoiement des explosions sont particulièrement bien rendus. Autour de ces couleurs, on devine ça et là des traces du crayonné, ce qui confère aux planches de l'album un tempo très humain. On lit encore le travail du dessinateur, du premier trait jusqu'à l'encrage, et c'est un plaisir, car cette manière de faire permet de mettre l'accent dans chaque case sur les éléments significatifs, au milieu de la scène. Tantôt les visages sont à peine esquissés, tantôt ce sont les corps entiers qui ne sont plus que silhouettes. Une question me taraude tout de même : quand on sait que les deux auteurs imaginent ensemble leur histoire, pourquoi placent-ils autant de voitures et de camionnettes dans leur histoire, alors que l'on voit très vite que Sampayo ne prend aucun plaisir à les dessiner ? La question reste ouverte. Mais ce n'est pas la seule. Plutôt que de donner des réponses claires sur les enjeux soulevés par leur histoire, les deux auteurs argentins amènent les lecteurs à imaginer eux-mêmes les réponses.
Dans un monde complexe, on ne peut se contenter de réponses simplistes, semblent-ils nous faire comprendre.