Jorge Luis Borges, poète et écrivain argentin, n'a plus besoin d'être aujourd'hui présenté. Ses oeuvres appartiennent aux classiques de la littérature du XXe siècle, autant que ses poèmes explorant parfois l'univers surréaliste en font un créateur incroyable.
Eh bien à New York, si vous êtes de passage, une vente aux enchères organisée par Bloomsbury met quelques-uns des manuscrits de Borges en vente - 10 des lots parmi les 580 présentés.
Des oeuvres comme El Estilo y la Tiempo, essai de trois pages sur l'acte d'écriture et le sens même du mot style, rédigé en 1928, et qui appartient clairement aux listes de lecture de chevet des universitaires.
Mais ce qui risque de retenir le plus les esprits, c'est probablement l'ouvrage El Jardin de Senderos Que Se Bifurcan [NdR : Le Jardin aux sentiers qui bifurquent], qui par son jeu de labyrinthe et de miroir expérimentent, sous couvert de roman policier, l'essence même de ce que peut être l'internet : l'hypertexte. Cette clef de voûte de la toile n'est pas à proprement explicitée dans le livre.
En effet, Borges exploite les thèmes du croisement, du recoupement, et des sentiers qui se séparent, se rejoignent, le tout à mettre en écho avec l'art poétique qu'il se donne, dans lequel il tente de trouver un art narratif basé sur une causalité magique. Des points de jonction assurés. (voir un excellent article ici)
L'histoire est celle d'un agent britannique poursuivant un espion chinois. Et c'est déjà énorme. Les croisements et recoupements qui s'effectuent ensuite relèvent d'un ensemble de résultat simultané de l'ensemble des possibilités...
Selon la maison d'enchères, on assiste bien là à la naissance du premier texte, sur l'hypertexte. L'ensemble de ces oeuvres manuscrites est estimé entre 200 et 300.000 $.
Extrait du Jardin
– Précisément, dit Albert. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une énorme devinette ou parabole dont le thème est le temps ; cette cause cachée lui interdit la mention de son nom. Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l'indicer. C'est la façon tortueuse que préféra l'oblique Ts'ui Pên dans chacun des méandres de son infatigable roman. J'ai confronté des centaines de manuscrits, j'ai corrigé les erreurs que la négligence des copistes y avait introduites, j'ai conjecturé le plan de ce chaos, j'ai rétabli, j'ai cru rétablir, l'ordre primordial, j’ai traduit l'ouvrage entièrement : j'ai constaté qu'il n'employait pas une seule fois le mot temps. L'explication en est claire. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplete, mais non fausse, de l'univers tel que le concevait Ts'ui Pên. À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles.
Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d'autres, moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux. Dans celui-ci, que m'accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin, vous m'avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme.
(traduction P. Verdevoye)