Irène Jonas a publié Mort de la photo de famille, De l'argentique au numérique, à l'Harmatta. Elle revient avec nous sur son ouvrage.
Que représente l'écriture d'un ouvrage ayant pour sujet les photos de famille ? Quelle part d'implication ou de recul cela nécessite-t-il ?
Irène Jonas : Les photos de famille, comme toute forme d’archives, peuvent être appréhendées de deux façons. Soit elles représentent une sorte de matériau « anonyme » dans lequel sociologues ou historiens viennent chercher les témoignages d’une époque. Soit elles représentent l’histoire vivante et particulière d’une famille qui est seule capable mettre des mots sur les images. Les photos que garde une famille revêtent avant tout les visages des proches auxquels sont associés émotions et souvenirs aussi variés que les moments de bonheur, les vacances, les pertes, le temps qui passe. Elles sont des traces qui doivent être racontées pour prendre vie : qui, où, à quelle époque, à quelle occasion ? Écrire sur la photographie de famille est ainsi à la fois passionnant et difficile, car, à travers les images, on ne cesse de naviguer entre un discours qui se veut scientifique et des discours familiaux très personnels. Travailler sur l’intime des autres, c’est pour le sociologue risquer d’être renvoyé à sa propre intimité ou faire interférer sa subjectivité.
ActuaLitté : En évoquant la photographie numérique, que nous restera-t-il de ces clichés-souvenirs ?
Irène Jonas : Pour la première fois dans l’histoire de la photographie, les actes de prise de vues et de sauvegarde se trouvent dissociés. Alors que les spécialistes rappellent que seul le tirage papier permet d’assurer la conservation des images, compte tenu de l’évolution des standards de stockage numérique, la question de la pérennité des images ne se pose pas encore véritablement dans les familles. Pour beaucoup le numérique, c’est avant tout la possibilité de réaliser un nombre illimité de photographies sans coût financier. De plus, la matérialisation de l’image est aujourd’hui une opération bien plus chronophage que de déposer sa pellicule chez le photographe en rentrant de vacances. Faire réaliser un tirage, c’est trouver le temps de faire une sélection parmi des centaines d’images numériques qui souvent s’accumulent sans être triées, c’est maîtriser l’ordinateur et c’est enfin choisir l’outil – bornes de tirages, imprimantes personnelles, tirages en ligne - qui procure la meilleure qualité d’impression à des prix raisonnables. Cette situation nouvelle met en difficulté les familles, mais toutes souhaitent trouver un moyen sûr de conserver et transmettre des clichés-souvenirs.
ActuaLitté : Quelle est la relation que nous tissons vis-à-vis de l'image ? Et en particulier de ces photographies ?
Irène Jonas : La photographie est une représentation de la réalité. Comme le soulignait Roland Barthes elle est un témoignage irréfutable de ce qui a été. Dans le contexte familial, regarder une photographie de sa famille, c’est « être chez soi ». La majorité des parents souhaitent rendre visite à leurs souvenirs ou les rafraîchir en regardant des photos et continuent de penser qu’il est de leur devoir de photographier leurs enfants. Si chaque image ressuscite le passé et joue un rôle dans la déclinaison de notre identité entre descendants et ascendants, elle est aussi un support à partir duquel chaque membre de la famille peut se livrer à une interprétation très subjective et intime. Le propre d’une photo de famille est qu’au-delà des personnages familiaux qu’elle fixe, elle laisse place à des représentations personnelles que chacun va bricoler. Regarder une photo de sa famille c’est en faire une lecture en fonction de la connaissance de sa famille, de son rapport aux différentes personnes et de son parcours de vie. En ce sens, elles perpétuent certes le souvenir, mais le (re) construisent aussi.
ActuaLitté : Envisagez-vous que l'image soit un palliatif commode de la mémoire ? Le principe de l'album photo me semble être une sorte de boîte dans laquelle on stocke, sans plus avoir besoin de garder à l'esprit les personnes qui y sont contenues...
Irène Jonas : Pour que la famille survive dans la mémoire de ses descendants elle doit mettre en œuvre un traitement qui sélectionne, informe et archive ses propres traces, le traditionnel album en est l’une des illustrations. Mais il ne faut jamais oublier que cet archivage de la mémoire familial commence par une sélection et qu’à chaque génération un ou des membres de la famille vont décider de ce qu’il est bon ou non de photographier et de ce que la mémoire va garder ou ne pas garder. Loin d’être une boîte dans laquelle on stockerait l’ensemble des images, l’album photo est constitué à partir des clichés qui « méritent » d’être conservés et sont considérés comme représentatif du roman familial « idéal » que l’on souhaite transmettre à sa descendance. Aujourd’hui encore, les albums restent régulièrement consultés. Lorsque l’enfant naît, c’est dans l’album que l’on va chercher à qui il ressemble, lorsqu’un enfant grandit c’est en feuilletant les pages qu’on lui raconte son histoire et lorsqu’une personne meurt c’est à travers les clichés qu’il est évoqué. Je pense que la question d’un stockage sans perte et en continu de photos de famille remisées dans des dossiers que l’on n’ouvre plus, se pose bien davantage aujourd’hui avec le numérique et l’emmagasinage massif dans l’ordinateur.
ActuaLitté : La sociologie n'a manifestement pas porté beaucoup d'intérêt au sujet, on ne trouve pas grand-chose en tout cas sur le net. Quelle raison à cela ?
Irène Jonas : Depuis l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Un art moyen, peu de sociologues se sont en effet penchés sur ce sujet et il m’est difficile d’en donner les raisons. L’une des pistes pourrait être que les recherches sur la photographie de famille sont en quelque sorte considérées comme le « parent pauvre » des recherches sur la famille et des recherches sur la photographie en général. Photographiquement parlant, la photo de famille ne relève ni d’un art ni d’une véritable pratique amateur, familialement parlant elle est à la charnière entre un temps de loisirs et un devoir de mémoire, donc à la fois superflue et nécessaire. Ce qui apparaît très certainement ces dernières années est que l’utilisation des photographies de famille, tant au niveau des expositions que des ouvrages, n’a souvent été faite qu’en les utilisant à « contre-emploi ». La photo de famille ne devient présentable au grand public qu’à condition de rendre les clichés silencieux et de leur donner un autre sens que celui qu’ils ont dans leur univers intime.