Certains livres, et ce sont souvent les meilleurs, sont fait pour réveiller. Pas pour maintenir les lecteurs éveillés toute la nuit (c'est trop simple, n'importe quelle énigme dont on cache l'élément essentiel y parvient), mais au contraire, pour leur donner envie d'être debout avant l'aube, prêts à passer à l'action. Des bouquins qui rappellent de la première à la dernière page que la lecture est un sport de combat, où l'on s'affronte soi-même pour trouver le courage d'affronter le monde ensuite. « Velue », de est sans nul doute un de ces albums coup de poing, qui a l'effet d'un triple expresso allongé au Red Bull.
La rage au ventre
« Velue », c'est l'histoire d'Isabelle, une fille née avec une particularité physique assez rare : une pilosité plus qu'abondante, qui la contraint à se raser intégralement plusieurs fois par jour. Ce qui n'est au départ qu'une caractéristique un peu gênante va peu à peu servir de révélateur – ou de détonateur – pour permettre à l'héroïne de se maintenir à l'écart des petits jeux mesquins et des compromissions qui balisent l'existence de la plupart des gens. Poilue, Isabelle n'est pas comme les autres ; elle refuse dès lors de jouer la même comédie hypocrite à laquelle ils consacrent leur énergie.
Une fable qui parle moins de différence que d'indifférence
Là où Tanx frappe fort, c'est qu'elle ne fait pas de son héroïne une métaphore de l'altérité et de son récit un plaidoyer pour le respect des différences. Au contraire, elle prend la thématique à rebrousse-poil et transforme sa « Velue » en femme libérée du poids des contraintes sociales. Sa monstruosité assumée fait d'elle une humaine à part entière, capable de mettre le doigt où ça fait mal et d'appuyer très fort.
Isabelle, l'héroïne commence par se terrer dans un silence qui tient avant tout du renoncement : elle joue seule dans sa chambre, ne peut aller à l'école avec les enfants de son âge... Comme elle n'est pas comme les autres, elle doit être maintenue à l'écart. C'est à l'adolescence qu'elle fait le choix de rejoindre la société, mais ce qu'elle observera dans ce monde où chacun vit replié sur son petit confort ne lui rendra pas foi en l'humanité. En revanche, elle en tirera une capacité hors norme à mettre en action sa pensée profonde et à accorder ses gestes et ses paroles.
Tanx plus noire que jamais
« Velue » se lit comme un pamphlet, tant l'attitude et les actions de son héroïne sont d'une violence pure. Il suinte de cette histoire un dégoût pour la bassesse humaine et la lâcheté collective, un mépris pour les choix mesquins et grégaires qui sont à l'origine aussi bien du harcèlement à l'école que de la maltraitance au travail. Quel que soit l'âge, quel que soit le lieu, les humains ont une propension à détourner le regard de ce qui devrait les révolter et de passer sous silence l'indignation qui devrait les pousser à hurler.
Le trait sauvage et gras de la dessinatrice colle littéralement à son sujet, comme les cheveux de son héroïne plaqués sur son front, sous la capuche de son sweat. Le récit avance sans jamais s'attarder, donnant à voir les situations en quelques cases, en quelques gros plans sur une tête de poupée qu'on arrache, une cigarette qu'on allume, une porte qu'on referme à tout jamais. Isabelle la velue ne sourit pas. Elle tire la tête, grimace et ricane. Elle serre les poings, mord et frappe quand il faut. Elle est l'incarnation de la révolte. Elle fait un bien fou.
En épigraphe, l’auteur cite quelques phrases de La définition de l’opprimé de Christiane Rochefort, dont celle-ci : « Le couteau est la seule façon de se définir comme opprimé. La seule communication audible. » En d’autres mots, seul le recours à la violence physique permet à celui qui subit la violence sociale de se faire entendre de ceux qui l’exploitent et de prendre conscience de la situation intolérable dans laquelle il se trouve. L’histoire d’Isabelle la Velue en est une formidable démonstration : grâce à sa haine permanente, qui lui sert de moteur, et à son anormalité sociale (enfant, elle n’est pas scolarisée ; adulte, elle n’a ni conjoint ni enfant), elle est porteuse d’une liberté et d’une vérité qui font plaisir à lire.
Et donne envie de se bouger pour refuser les injustices dont notre monde est tissé, que nous connaissons parfaitement et que nous préférons passer sous silence par... paresse ? Lâcheté ? Habitude ? Hébétude ? Chacun apportera à cette bonne question la mauvaise réponse qui lui convient le mieux...