Quarante cinq longues années séparent les deux voyages qu'Erina effectue, en voiture avec son père, de Montréal à Key West, au bout de la Route US n°1 qui finit au fond de la Floride, quasi dans l'eau du Golfe du Mexique, face à Cuba dont il rêvait.
La première fois, elle était une toute petite fille d'à peine neuf ans. Elle occupait le siège avant et, excitée par le voyage, entendait n'en manquer aucun instant alors que ses deux jeunes sœurs jumelles dormaient sur la banquette arrière de la magnifique Buick Wildcat turquoise que son père conduisait à tombeau ouvert.
Vivant à New York depuis qu'il était séparé de la mère des trois petites filles, il venait les prendre à Repentigny, en banlieue de Montréal, pour les emmener voir le Nouvel An se lever sur l'Océan. Elles qui ne connaissaient que la froidure du Nord de cet immense continent !. Bien sûr, Régine, leur mère, ne les accompagnait pas dans ce voyage qui était une promesse qu'il avait faite à ses filles et qu'il tenait enfin.
La deuxième fois, c'est elle qui conduit une vieille Jeep et lui qui reste passager silencieux à ses côtés. Mais tellement présent.
Entre les deux, quarante cinq années d'absence. Quarante cinq années pendant lesquelles Erina a vécu sa vie avec seulement des images dans la tête. Certes, elle ne l'a pas plus attendu que ne l'a fait sa mère ! Quelques apparitions aussi soudaines qu'inattendues et rarissimes ont encore creusé le manque. Jusqu'à cette ultime rencontre dans une rue de Montréal, un soir de grande poudrerie, quarante cinq ans plus tard.
Il faut reconnaître à un magnifique talent de conteuse d'histoire. Un peu à la manière des griots qui prennent leur temps pour tout mettre en place, progressivement, patiemment avant d'emmener leur auditoire au bout du chemin qu'ils veulent lui faire parcourir. Sans se soucier de vraisemblance, jouant avec la fiction, collant la réalité au rêve et le rêve à la réalité pour rendre cette dernière plus vraisemblable.
Car il faut du rêve pour qu'une petite fille ne perde pas totalement ce père parti, absent alors qu'admiré, vénéré, adoré comme il savait se faire aimer de tous (de toutes surtout) avec son entregent naturel et ses manières de Grec apatride ayant vécu de nombreuses vies, habitant du monde insensible aux ridicules notions de patrie, aussi peu fiable qu'il est possible de l'être pour assumer un rôle de père sur la durée hors de coups d'éclat inoubliables qui n'illusionnent pourtant pas longtemps.
Cette absence est certainement un fardeau qu'Erina porte toute sa vie durant, tentant un équilibre impossible au bord du trou béant laissé par cette ombre éclatante, pistant dans une vie d'errance ces raisons d'une telle désinvolture paternelle, admirant ce créateur de souvenirs intenses qui, malgré leur rareté, donnent une pâleur infinie à tout le reste, ce voleur de sérénité plus qu'AliBaba ramenant des trésors.
Catherine MAVRIKAKIS nous emporte dans le songe éveillé d'une petite fille à la recherche de son père.
Elle le fait avec une douceur, une poésie et une folie infinies qui rendent l'impossible évident.
Elle le fait avec un texte d'une limpidité qui coule de source. Elle joue avec les mots (« les nuages secoués de spasmes vomissaient d'un trait long leur haine froide »), avec le temps (« la vie a englouti le passé (…) Elle s'est amusée à ne rien laisser intact et aura eu raison de nos spectres »), avec le sentiment d'universalité (« Vassili tenait à montrer à tous l'absurdité des appartenances, des genres, des identités ») pour amener la petite Erina à tuer son père pour se guérir de son absence.
Un bien beau moment de lecture !