Dans ce court texte qui se lit d'une traite, c'est et rude, rustre et archaïque, éprouvée par les vents du nord, le grésil et la mer furieuse qui se dévoile. C'est l'odeur des aliments fumés, du poisson qui sèche, des brebis, de l'herbe fauchée, des réserves de fourrage, du skyr frais, de l'huile de requin, de l'urine humaine utile à la balnéation des moutons (« qui sert à dessuinter la laine brute »), des toits de tourbe, qui imprègnent avec force ce petit ouvrage et transportent le lecteur dans un monde rustique, brutal mais authentique, exotique, presque un monde perdu, celui des éleveurs de moutons.
« Les vieilles fermes ont toutes disparu à présent, parce qu'elles rappelaient aux gens le froid, l'humidité et ce qu'on appelle cruellement le mode de vie des culs-terreux. »
A l'approche de la mort, qu'il semble attendre avec bienveillance (« bien assez de vie a coulé dans ma poitrine »), Bjarni Gίslason écrit une longue lettre adressée à la femme qu'il a toujours aimée. Maintenant que sa propre femme Unnur est morte, qu'il se prépare à « embarquer pour le long voyage », il prend le temps de répondre à Helga et à travers ce monologue, c'est toute sa vie de paysan, de pêcheur et de contrôleur du fourrage qui se dessine ; une existence simple, attisée par une passion intense et charnelle mais impossible et embellie par la beauté de la nature sauvage et préservée, dont il se fait le chantre, le temps de sa confession. « Je dépendais de toi. Je l'ai compris là, à te voir dressée dans la lumière de la lucarne, blanche comme la femelle du saumon tout juste arrivée sur les hauts-fonds, embaumant l'urine et les feuilles de tabac […]Tes seins frémissaient comme si de blanches vagues déferlaient sous ta peau. Je n'avais rien vu de si beau. »
Ainsi, à travers ces mots, le lecteur partage la vie quotidienne d'un éleveur de moutons en Islande, au début du XXème siècle, prend part aux tâches du fermier, à ses tracas, à ses difficultés, à ses efforts, notamment lorsque l'hiver est rude (« des périodes de gel intense formant une croûte glacée, une mer surplombée d'énormes congères durcies… »), comprend le sens d'une vie qui n'a de tourments que ceux de ses moutons (lorsqu'ils attrapent la gale), ne lie son bonheur qu'à celui de ses bêtes et au seul désir puissant qu'il éprouvera toute sa vie pour Helga, la femme qu'il n'a pas épousée et pour laquelle il a pourtant refusé de tout quitter, mais qui lui a inspiré des poèmes qu'il égrène tout le long de sa lettre. « Te voir nue dans les rayons du soleil était revigorant comme la vision d'une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vienne à l'esprit est l'arrivée de mon tracteur Farmell. »
Une existence rude, brute mais empreinte de chaleur et de satisfaction intense qui ne s'embarrasse ni d'artifice ni de superflu, bannit toutes les inquiétudes de l'âme (« il s'agissait-là d'hommes qui avaient eux-mêmes forgé le sens qu'ils donnaient à leur vie ; ils avaient l'intelligence dont la nature les avaient dotés car aucune école le leur avait inculqué comment penser. Ils pensaient tout seuls. ») et affronte courageusement la réalité et l'instant présent, sans autre questionnement que celui qui tourne autour des moutons, des cultures, des réserves pour l'hiver, des nouveaux livres de la Société de lecture, et de l'assouvissement de son désir ardent pour Helga, lorsque cette dernière, accidentellement enceinte, met fin à la relation. Pour rester une femme honnête et ne pas laisser « la moindre rumeur d'adultère se répandre […] coincée dans les gosiers infamants du canton ».
Une lecture parfois joyeuse et insolite, crue et âpre mais aussi touchante et pathétique, qui certes, raconte des existences bien éloignée des nôtres mais peut peut-être mener le lecteur, modestement sans doute, à s'interroger un peu sur ses vanités, sa quête du bonheur (erronée ?), ses ambitions parfois démesurées, sa faculté d'insatiabilité constante et l'inciter alors à regarder la nature autrement, à y déceler la beauté et l'harmonie.
Une lettre puissante, « sacrée à laquelle on répond trop tard », toute imbibée d'un désir ardent, inaltérable, qui guide le narrateur dans son existence, façonne son être jusqu'à la mort et trouble le lecteur intensément. Comme envoûté, pris dans un enchantement.