C'est une histoire qui ne se laisse pas facilement présenter, presque rebelle, trop déstabilisante pour entrer dans un cadre prédéfini, un genre évident. Et pourtant, au-delà de pouvoir bien la raconter pour susciter l'envie de la lecture, sa force romanesque est indéniable et laisse le lecteur en émoi ; lui restera longuement en mémoire. Il n'oubliera pas, c'est certain, , Saint-Enogat et la Clarté ni l'histoire de Claire, Chara ou Marie-Claire, étrange et lumineuse, déroutante et dramatique.
Pascal Guignard amplifie l'émotion par une écriture posée, sans manières et un style sobre, une économie de mots. Il enveloppe ses personnages dans une douceur et un apaisement. Protecteur, proche du lecteur comme des personnages, il n'égare personne, tout en laissant quelques mystères s'installer, donne à voir grâce à des descriptions de la nature concrètes et précises, illumine les paysages et les êtres. Un décor de méditation et de silences, intense et beau, révélant de l'inquiétude à certains moments et le calme à d'autres, comme une grande délivrance. Ou quand le lieu habite les personnages, fusionne en eux, crée l'harmonie magnifique.
« C'est le moment où le flot, plus hérissé, lance ses vagues les plus écumantes. Les vagues explosent, loin au-dessous de Claire, mais elles éclaboussent son visage, elles projettent l'écume au-dessus de sa capuche qui sans cesse retombe sur son dos […] Sa capuche ne tient plus. Le vent relève ses cheveux blonds. Il les dresse comme une torche humide et jaune. Elle se met délibérément face au vent et elle continue d'avancer le plus vite possible. »
Claire revient sur les lieux de son enfance. Le récit des souvenirs d'abord puis d'instants répétés. La quarantaine passée, elle retrouve un entourage, quittée depuis longtemps. Madame Ladon, son professeur de piano, aujourd'hui seule, sans enfants et prête à l'adopter, Fabienne, la factrice, ancienne amie ou encore la femme de ménage, Madame André. Et Simon, aujourd'hui pharmacien, son amour de jeunesse. Soudain, elle décide de s'installer ici, quitte sans regrets sa vie citadine de traductrice (« le génie des langues […] Elle parlait quinze langues au moins »).
Survient la tragédie, le jour même de ses cinquante ans. « Ceux qui n'affrontent pas leur souffrance, la souffrent sans fin. Ceux qui l'affrontent la souffrent sans fin. »
Cette nouvelle vie qui commence, immergée dans une nature grandiose, austère, encore préservée, ce sont les autres qui la racontent, à tour de rôle. Un roman polyphonique porté principalement par la voix de son jeune frère Paul, uni à elle par « une solidarité mystérieuse », du père Jean, de Juliette, sa fille longtemps délaissée et de Simon, puis d'autres voix plus lointaines, moins impliquées comme celle du voisin cultivateur ou de la conductrice de bus. Toutes évoquent Claire, avec différence, en nuances, construisent, tour à tour, un portrait sensible et fragile(« sa faiblesse insensée ») d'une femme fuyante, anxieuse puis soudainement plus tranquille ; évoquent leurs relations parfois difficiles, inhabituelles mais profondes avec une femme impénétrable, comme en déconstruction programmée. Dans ces témoignages des drames lointains rejaillissent, des secrets de famille s'exposent enfin.
Un ensemble de voix imbriquées, intimement mêlées qui s'unissent toutes autour de Claire, sans pour autant la comprendre réellement. Elle manque à tous, pourtant.
Claire s'abandonne au lieu, à la roche, au sable et à la mer, au vent et aux oiseaux, aux chemins côtiers, aux falaises grandioses, se dissimule dans les buissons, se dissout dans ce décor sauvage, s'imprègne des éléments jusqu'à en faire partie. Entièrement. « Elle s'était mise à sentir, en vieillissant, une odeur douce de sueur, de foin, de sel, d'iode, de mer, de granite, de lichen.» Jusqu'à disparaître, ne plus souffrir, libérer ses tensions. Elle laisse alors le lecteur, ébranlé, emporté lui aussi par ce décor magnifié et envoûtant où le bruit des vagues et la pluie masquent sa peine et sa douleur.