Le collectif Apostasis vient de communiquer à la rédaction une tribune évoquant les questions de droit d'accès au livre, mais également les nouveaux devoirs que peut avoir un éditeur contemporain, vis-à-vis des lecteurs, et plus impérieusement encore, vis-à-vis d'un livre. « Le livre est un métier, le papier un artisanat », assure le collectif, donc nous reproduisons la tribune dans son intégralité.
« La tradition des opprimés nous enseigne que l' « état d'exception » dans lequel nous vivons est désormais la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui corresponde à cette situation. Alors nous aurons devant les yeux notre tâche, qui est de faire advenir l'état d'exception effectif ; cela renforcera notre position dans la lutte contre le fascisme. » (Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire)
À l'état d'exception généralisé, seul peut répondre un état d'exception pur, effectif. Nous venons concentrer nos efforts dans un point de déséquilibre entre le droit privé et le fait politique. Le livre, cet objet-exception, se situe dans une frange ambiguë et incertaine, à l'intersection entre le juridique et le politique.
Nous ne sommes pas éditeurs. Nous sommes de grands lecteurs venus bousculer les codes d'un monde où règne l'inertie, où les grands propriétaires, ceux qui exploitent les fabricants de lignes, ne cèdent rien, ne prennent aucun risque, commercialisent des objets d'étude comme du dentifrice marque-repère. En tant que lecteurs, nous ne supportons plus l'esthétique qu'appliquent la plupart des criminels de l'édition. Le livre est un métier, le papier un artisanat.
Nous venons donc de rééditer un livre de Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, publié en 1975 chez Galilée, épuisé depuis plus de trente ans. Cet ouvrage traitant des inspirations intellectuelles de l'un des plus grands artistes du XXe siècle, de sa quête vers la Quatrième dimension, méritait d'être disponible tout en ayant une esthétique propre, une prise en main agréable. Il devient par là même un bien commun.
Pour ce faire, nous n'avons pas cédé aux sirènes du Léviathan, lui qui voulait entacher la belle peau neuve de nos grimoires d'un code-barres (ISBN), énième panoptisme d'un monde prisonnier de ses miroirs. Dans la même veine, nous n'avons pas cru nécessaire – ni juste – de spécifier à l'intérieur de l'ouvrage ou sur la couverture les noms des éditeurs, graphistes et imprimeur actuels. En tant que singularités pures, nous ne communiquons que dans l'espace vacant de l'exemple, sans être rattachés à aucune propriété commune, à aucune identité.
Publié avec deux couvertures différentes, au nombre de 500 exemplaires noirs et 500 exemplaires blancs, numérotés à la main, l'ouvrage ne comporte aucune mention du prix sur la couverture – ni ailleurs. Si ce livre a bien un prix, celui de la valeur travail (20€ pièce), nous tenions à ce qu'il puisse se diffuser librement, s'offrir, s'échanger, se chaparder, etc. Échappant à la qualification de « livre », du fait de l' « omission » du prix et du code-barres, cet objet-exception s'immisce dans la soudure impossible entre norme et réalité.
"Pour ce faire, nous n'avons pas cédé aux sirènes du Léviathan, lui qui voulait entacher la belle peau neuve de nos grimoires d'un code-barres"
S'il est évidemment délicat d'atteindre l'objectif du bien commun sans le droit, nous proposons de rompre le système de l'édition pour le sauver. Le livre, en tant que produit de l'esprit, objet de suspension par excellence, doit rester inappropriable. À l'image des lieux de culte dans le droit romain, soumis à la res nullius in bonis, l'ouvrage papier sensuel doit redevenir un temple. L'instant d'après, que le commun reprenne les rênes de la culture et de la puissance narrative.
Dès à présent, nous cédons gratuitement nos droits d'éditeurs sur ce livre, ce qui signifie que
– sous réserve d'un accord avec Jean Clair – n'importe quel éditeur français – ou grand lecteur – peut dorénavant publier Marcel Duchamp ou le grand fictif.
Ainsi nous incitons tous les éditeurs de France et de Navarre à céder gratuitement, après leur première édition d'un titre – contemporain ou historique –, leurs droits au commun. Le livre est, par cet intermédiaire, soumis au seul droit d'usage. Il retrouve sa liberté.
L'apostasie du livre, ce moment d'extase-appartenance, ouverture d'un espace libre, pouvait commencer.
Necessitas legem non habet
Apostasis
Pour retrouver le livre, voir à cette adresse