Pourquoi, à l'heure où chaque année, de nombreux romans paraissent, dépeignant tous à différents niveaux notre société, s'obstiner à lire les classiques ? Italo Calvino avait consacré un livre à ce sujet, prouvant qu'un classique n'a jamais « réellement fini ce qu'il a à dire ». Est-ce le cas pour l'œuvre de Simone de Beauvoir, qui constitue , cette année, des Cahiers de L'Herne ?
« La lecture des classiques atteint son rendement maximum quand on la fait alterner, selon un savant dosage, avec les lectures d'actualité » ajoutait également l'auteur Italien. En quoi la vie du Castor est encore exemplaire quand la contraception existe, quand les femmes sont désormais libres ? Que reste-t-il de son œuvre aujourd'hui ? Comment recevoir dans notre modernité – les écrits de cette femme adulée, entière, en quête de vérité mais également en guerre perpétuelle contre son temps ?
Simone de Beauvoir n'a jamais souhaité qu'une autre main que la sienne tourne les pages de sa vie. « Si c'est moi qui me peins, rien ne m'effraie », écrit-elle au début de La Force des choses. On devine que Le Cahier de L'Herne a souhaité rester fidèle à cette volonté en réunissant dans un beau livre, aux allures d'encyclopédie précieuse, de mine d'or, des textes inédits et des extraits jamais publiés qui offrent une nouvelle vue sur le travail et la personnalité de Beauvoir.
Sa présentation originale réunit des billets d'auteurs tels Annie Ernaux, Claude Roy, Maurice Blanchot, Nancy Huston, et cherche à faire dialoguer des textes autobiographiques, des lettres, avec le reste de l'œuvre pour faire advenir une nouvelle figure plus surprenante, diffractée. Ces textes réunis, concourent à justifier ce que nous savions déjà : non, ce n'est pas Sartre qui a fait Beauvoir, ses écrits ne sont pas des faire-valoir de la pensée du « pape de l'existentialisme », c'est elle et elle seule qui a conquis sa liberté. Si l'on se souvient bien, elle fut reçue deuxième au concours de l'agrégation derrière Sartre, mais on sait que le jury avait longuement hésité, tous s'accordant à dire que la philosophe c'était elle.
Pourtant, elle ne manqua pas de critiques. Femme virile, intellectuelle desséchée, telles sont les insultes qui ont accompagné Simone de Beauvoir toute sa vie mais qu'elle ignora. Annie Ernaux rappelle à la fin du Cahier, qu'au début des années 90, à l'époque où le Journal de Guerre de Simone de Beauvoir et les Lettres à Sartre de 1930 à 1963 furent publiés, Libération évoquait une « vie faite de combinaisons et de petits plans, une femme machiste et mesquine ».
Beauvoir a toujours dérangé. La confusion se situe certainement ici selon Annie Ernaux : « Au lieu de considérer ces textes par rapport à leurs fonctions, c'est-à-dire, une écriture de soi et de l'immédiat, le lieu de l'écriture d'une autre vérité, on y voyait la preuve à charge de mensonges d'une vie et d'une philosophie. Mais Beauvoir était fidèle à son entreprise de dévoilement et donnait une nouvelle preuve de liberté ».
On lui reproche encore aujourd'hui d'être prisonnière de ses contradictions, mais sa force n'était-elle pas de les avoir prises pour objet de travail ? L'écriture est le lieu du désir, pour elle, une projection de ce qu'elle voudrait être mêlée à la réalité vécue. Il y a une tradition du retour sur soi chez Beauvoir. Qu'ai-je fait ? Ai-je accompli ce que je voulais ? Son désir de bilan va justifier son parcours littéraire, dans cette volonté de donner une unité à ce qui n'en a pas toujours. Il sert à se comprendre mais aussi, et surtout à comprendre.
Les reproches sont faits généralement en traquant les contradictions, on met en comparaison ce qu'il y a dans ses livres de mémorialistes, ses essais et ses romans, alors que, justement, ce qui est audacieux et formidable, c'est qu'elle se saisit de tout. Les contradictions forment le socle de l'homme, il avance en s'interrogeant, en évaluant toutes les solutions possibles. Beauvoir demeure une personne qui tend vers un absolu en toutes circonstances, et qui dans un seul tout essaye de vivre sa vie le plus intensément possible.
Il est alors bon de faire la distinction entre roman et essai. Beauvoir voit la littérature comme un terrain d'exploration, comme le lieu par excellence du développement et du questionnement de sa personnalité obscure. En écrivant, elle répond à des frustrations. Elle cherche une évidence. Simone de Beauvoir, dans ses romans, affronte par exemple, le désordre des passions. Le danger des passions, c'est se perdre soi-même. C'est une femme qui touche tous les endroits brûlants qui pourraient nous détruire mais elle parvient, dans la réalité, avec le recul, à se ressaisir et reprendre son chemin. Dans toutes ses œuvres, les femmes perdent la raison et se montrent même dangereuses. Ces femmes lui font peur car elle comprend très bien ce que c'est. Elle touche ces personnalités, les côtoient mais s'en éloigne dès qu'il s'agit de produire un raisonnement sur ce sujet. Elle essaie d'être une personnalité totale et de produire une œuvre totale.
Pour elle, philosophie et littérature, sont deux modes d'expression équivalents d'une même réalité, l'homme est en situation métaphysique toujours, dès lors qu'il est comme jeté dans le monde. Elle a pour idée de montrer les pensées dans leur totalité. « J'ai toujours eu pour souci d'exposer impartialement à mes élèves toutes les doctrines, chacune dans toute sa face, en considérant que l'essentiel était de pleinement les comprendre, de choisir la sienne en connaissance de cause et de savoir les défendre solidement », répond-t-elle lorsqu'on la questionne sur l'importance de la maternité.
Elle se considère comme privilégiée, de par sa classe, ses moyens de penser et d'écrire et décide donc de parler au nom des femmes. La direction du dévoilement est une possibilité de lever des souffrances, il y a toujours la question de la connaissance. Elle souhaite mettre en place de nouvelles valeurs. Le Deuxième Sexe affirme des choses nouvelles dans le siècle. Il faut s'imaginer que Beauvoir est sans cesse en guerre, comme les machistes et les adversaires idéologiques, mais aussi contre elle-même, contre tout ce que la conscience ne contrôle pas, et qui peut se lire dans ses romans. Pour elle, la question n'était pas que penser mais comment penser, ce qu'elle va faire en prenant à bras le corps la question philosophique de la condition féminine. Pourquoi les femmes ne contestent pas la souveraineté mâle ? D'où vient en la femme sa soumission ? Toute conscience est conscience pour quelque chose. Si les hommes changent, qu'est-ce que cela produit ? Est-ce que l'Histoire peut changer ?
L'histoire, on la connaît et la condition féminine a profondément évolué depuis. Reste que le Deuxième Sexe est porteur du message le plus libérateur qu'on n'ait jamais adressé aux femmes. On connaît toutefois les critiques de l'ouvrage : surestimation des hommes, abolition de la différence des sexes, méconnaissance ou mépris de la féminité, œuvre d'une intellectuelle bourgeoise de Saint Germain qui n'a décrit que son milieu et sa classe. Annie Ernaux et Elisabeth Badinter soulignent et insistent : Beauvoir reste, aujourd'hui encore, redevable. Il suffit effectivement de la lire pour comprendre. Quand on lit un philosophe, on le prend de face. Ce n'est pas uniquement le fait de visiter une œuvre historique, mais c'est en faire un visage d'aujourd'hui, tout en restaurant l'historicité.
Aujourd'hui, on pourrait dire que le combat s'est déplacé, mais des combats comparables sont prolongés. Nous sommes tous, hommes/femmes, les héritiers de « On ne nait pas femme, on le devient ». L'œuvre est datée mais elle rend possible notre monde. Restons éveillés tout de même, les femmes se sont émancipées mais le conformisme n'a pas disparu. Il suffit de s'arrêter et de réfléchir à ces stigmatisations de conduites de soumission, ces conduites désespérantes qui le sont d'autant plus quand elles sont celles de votre propre sexe. Annie Ernaux explique sa colère devant certains titres de magazines féminins « c'est peut-être une bonne fessée qu'il nous faut », mais il suffit aussi tout simplement de lever la tête dans le métro, et lire les titres de pièces de théâtre, celles aux affiches tape-à-l'œil, qui véhiculent les mêmes stéréotypes, les mêmes habitudes au lieu de les pulvériser.
La femme rêveuse du prince charmant, dans l'attente constante et l'homme répondant à ses pulsions sexuelles, buvant de l'alcool et ne prônant que la liberté et l'insouciance. Les préjugés sont relayés parfois, sous la plume de femmes. Elisabeth Badinter rappelle que récemment, à l'occasion du débat sur la parité, « on a pu réentendre l'éloge immodérée des soi-disant caractéristiques féminines (altruisme, pacifisme, dévouement) et la condamnation des intellectuelles beauvoiriennes, traitres à leur sexe et à leur mère, bref ; les viragos d'antan. (…). Aujourd'hui les mêmes propos tenus par un courant féministe ont un côté valorisant et rassurant pour toutes celles en quête d'identité. Incarné par les femmes, ce conformisme peut se révéler plus redoutable encore». Beauvoir aimait être une femme, elle souhaitait l'égalité, et se battait pour que les qualités qui définissent parfois la masculinité et celles définissant la féminité appartiennent aux deux sexes. Elles sont toutes aussi nécessaires au maintien de la vie.
C'est pour tout cela que la lecture de Beauvoir me parait plus essentielle que jamais afin de retrouver un modèle de combativité et d'indépendance d'esprit. Et c'est son œuvre, dans sa globalité, avec ses démons, sa folie, son intelligence aiguisée, cultivée, froide qui m'a personnellement éclairé et donné la foi et la force de me demander seule, ce que je souhaitais devenir.