Est-ce que c'est fait exprès ? Imprononçable, le titre du recueil de Sanda Voïca pose d’emblée un défi. Incertitudes, trébuchements, bégaiements, on les cache, on ne les exhibe pas, n’est-ce pas ? Les failles, ce n’est l’affaire de personne. Sauf si c’est de la poésie. Les impossibles Epopopoèmémés (éditions Impeccables) en sont la preuve : en poésie, rien de ce qui fait buter n’est perdu.
Sanda Voïca est capable de prendre en otage un jour quelconque pour le narrer en douceur: elle empile les gestes du quotidien, égrène les pensées parasites et soutire quelque chose de très étrange, comme l’étymologie de l’instant vécu. Dans le poème Je suis ici, il pleut à verse, un matin de dimanche.
« Samuel, à coté de moi, ouvre un œil, littéralement, et me demande :
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Je lui réponds : « Je suis ici. » Et je sais que , sans trop
de mots.
Mais s’il fallait l’expliquer ? Si j’avais une interrogation, ou un exposé à faire à partir de ma présence ici – que dirais-je de plus ? »
Une généalogie improbable surgit petit à petit et enveloppe cette instance qui dit « je suis ici ». Des noms et des lieux se télescopent sur la page, comme autant de sangles censées fixer une tente par grand vent. Dans un même poème on passe de T.S. Khasis, poète roumain d’aujourd’hui, à Alain Jouffroy, du rabbin Meor Hagola du XIIe siècle à Philippe Meyer, de Casanova au clan des Cantacuzène, les phanariotes. Rien d’étrange à cela, aucun orgueil à les convoquer, ce sont des proches et des parents, des habitués de la maison, des colocataires qui habitent à la même adresse que le moi qui est.
A terme, l’étrangeté acquise ne peut être que jubilatoire :
« Je le crois, oui : je tombe de plus en plus souvent dans une sanda ou
dans une voïca inconnues à mon adresse –
Mais que j’explore avec plaisir.»
Chez Sanda Voïca il y a un besoin urgent, presque ostentatoire, d’altérité. Elle se définit en se vidant de tous les autres qui habitent son exil intérieur. Il s’ajoute à cela un ailleurs qui délocalise le moi, ici et là.
«On arrive droit à Trieste – là où James Joyce, Umberto Saba, Italo
Svevo et quelques d’autres sont aussi arrivés: comme à la fin du
monde, comme au dernier horizon.»
L’altérité et l’ailleurs donnent de l’épaisseur à ce fluide vital appelé intériorité, sinon la coque de la présence reste vide, voir inexprimable. Il n’y a rien à dire quand on est, il y a tant à dire quand on est autre et ailleurs, la présence (« je suis ici ») se munit d’une expression possible. Voilà pourquoi, pour tout poète, le thème le plus fécond reste l’exil.
Née en Roumanie, installée en France depuis 1999, Sanda Voïca a choisi d’écrire en français: le recueil qui précède les Epopopoèmémés s’appelle Exils de mon exil (éditions Passage d'encres, coll. Trait court).
Ce que Sanda Voïca écrit, dans « la semoule des lignes » de ce deuxième recueil élégant, à titre étrange, c’est une sorte de poème-CV détaillé, incontournable, impossible de couper ou de serrer.
« Après cinq pages de mon « Poème »
J’ai l’impression d’avoir mis du papier peint dans ma chambre. »
Des bégaiements (le titre !), des étymologies et des onomatopées inventées de toutes pièces, des jeux de mots en délire : un brin bravache, il y a une tendresse bienfaisante dans cette auto-livraison sans fard aucun. Et une fuite en avant, comme si le poème-CV talonnait constamment quelque chose qui se dérobe à l’infini.
« Ce poème est la prose de ma journée.
Et sa poésie ? Qui me la montrera ? Qu’est-ce qui la mettra en évidence ? »
Y-a-t-il des chances que cet autoportrait exigeant, mal fini, trouve un jour des contours doux et définitifs? Ici-bas, presqu’aucune :
« On ouvre les bras pour voler et on est crucifié. »
Il reste ce balbutiement nécessaire - l’épopée des mots - pour accompagner notre exil sur la terre. «Je suis ici » constitue ma prière ».