Pour apprécier « Blue » à sa juste valeur, il faut sans doute éviter de lire la postface de l'auteur, où il retrace l'histoire du surf en bande dessinée à la première personne, car la traduction maladroite et lourdingue fait passer l'auteur pour pédant et prétentieux, alors qu'il avoue lui-même d'emblée ne dessiner que des conneries. Ce serait dommage que ce problème de registre s'interpose entre le plaisir qu'on prend à découvrir cette bande dessinée étrange et le souvenir qu'on en garde.
Faisons donc comme si « Blue » n'était pas suivi d'une postface.
Cet album au format horizontal à l'italienne raconte une journée atypique d'un trio de lycéens australiens, qui décident de sécher les cours du lycée Bolton pour aller faire trempette, puis se mettent en tête d'aller voir de plus près les tripes d'un étranger qui s'est fait écraser par un train au milieu de la campagne. Les trois ados ont des têtes de suppositoires, des yeux globuleux, de l'acné et des dents de travers. Ils grognent autant qu'ils parlent et ne sont pas très futés.
Ils ne sont pas les seuls, semble-t-il, car, à travers ce récit, Pat Grant met en exergue la xénophobie exacerbée qui traverse la société australienne. Rien que l'apparence des « étrangers » suffit à les exclure de la société locale : à mi-chemin entre la quille de bowling et le pseudopode informe, les yeux cernés et le corps traversé de tentacules innombrables, ces êtres bleus n'ont pas grand-chose d'humain. Si l'on y ajoute les rumeurs qu'on colporte sur eux, qui prétendent qu'ils ne mangent que des nouilles et ne ramassent pas leurs ordures, on comprend pourquoi les « vrais » Australiens les détestent.
Ou les redoutent, allez savoir... En plus, il couvrent les murs de graffitis bleus, façon peintures rupestres aborigènes, pour brouiller les pistes. L'étranger est aussi bien l'immigré venu d'Asie que la population aborigène laissée pour compte. L'étranger, c'est l'autre, tout simplement. Celui qui ne vit pas comme nous.
L'Australie rurale comme on ne l'a jamais vue
L'auteur avoue la proximité entre son road movie à pied à travers la campagne et les images mémorables de « Stand By Me », mais il ne faudrait pas réduire son album à un simple récit de glande adolescente pour autant. L'Australie sous les pinceaux de Pat Grant est un paysage presque extra-terrestre, décoré de plantes étranges et peuplé d'abrutis montés sur pattes sombres.
C'est que cet auteur pas banal possède un talent graphique qui allie l'imagination la plus pure à une très grande méticulosité. Les petits dessins bleus remplissent les cases et les pages, mêlant façades et rues de la campagne australienne avec des plantes et des êtres beaucoup plus exotiques. Le soin que met Pat Grant à travailler son trait et à géométriser son dessin le rapproche évidemment d'un Chris Ware, mais en beaucoup plus organique, laissant une place de taille aux rochers, aux plantes et aux visages mal foutus.
On se laisse happer par ces personnages étrangers, ce meurtre ou cet accident fascinant et, plus encore, par ce dessin tout en rondeur, qui donne à voir le mal et la laideur sous leur plus beau jour. Puis par ces couleurs aussi, nuances de bleu sur un marron foncé, qui, sous leur simplicité apparente, confèrent à tout le livre une atmosphère... décalée. Une vraie découverte.