Essayer de mieux comprendre ce qui se passe en depuis plus de six mois maintenant, se sentir interpellé, concerné en tant que Français et Européen par ce que défendent les révoltés (« romantiques radicaux ») de la place Maïdan. Pénétrer dans Kiev, se rendre compte de la vie quotidienne des habitants, se déplacer jusqu'en Crimée puis dans la région du Donbass, ressentir avec les habitants, la colère et la peur d'un côté, le refus d'enterrer le « rêve européen » ; l'engouement nationaliste et la domination russe de l'autre ; tenter d'y voir plus clair dans la politique d'annexion de Poutine.
Bref, éveiller sa conscience, se tourner vers l'Est, se décentrer, le temps d'une lecture, de nos préoccupations franco-françaises ; voilà ce que propose le récit d'Andrei Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe, dans l'impossibilité immédiate de poursuivre l'écriture de son prochain roman : « j'ai une pesanteur dans la tête qui rend mes idées aussi pataudes qu'une tortue. »
Sous forme d'un journal, il décrit de novembre à avril, presque quotidiennement les événements de la place Maïdan jusqu'à ceux de Crimée et de l'Ukraine orientale, explicite certaines données de politique intérieure, assez éloignées de notre système démocratique français, affiche son pessimisme et sa crainte d'une guerre civile mais sans jamais se départir (à l'instar de ses romans) d'une plume acérée et d'un certain cynisme. « Chez nous, tout est plus simple et plus triste. Nous voilà à nouveau privés d'avenir. »
De plus (et c'est là sans doute le plus grand intérêt de l'ouvrage), les événements de crise qu'il décrit ne sont jamais isolés des autres préoccupations de la vie quotidienne des habitants de Kiev, de Simferopol ou Donetsk, et prennent alors, aux yeux du lecteur français, une envergure plus concrète, plus immédiate et plus proche. Ils entrent davantage en résonance et suscitent, chez le lecteur plus « ordinaire » (ou sans compétences géopolitiques affirmées ni spécialiste de l'Europe orientale), un regard plus attentionné, plus lucide. Intéressé. A sa portée, notamment grâce aux repères indispensables rassemblés en fin de volume.
Aujourd'hui, à quelques heures des élections présidentielles vitales pour l'avenir du pays (prévues le 25 mai), le contexte tendu dans plusieurs grandes villes de l'Est ukrainien à cause des affrontements entre troupes loyalistes et séparatistes devrait rendre difficile l'accès aux urnes.
Ce Journal de Maïdan, jour après jour, se fait l'annonce de ce chaos, rend compte de la défiance des habitants à l'égard d'un pouvoir et d'une justice corrompus (qui rend ses jugements la nuit), de la difficulté pour les manifestants du Maïdan à structurer un mouvement de cohésion derrière un leader commun, malgré une organisation rôdée et l'utilisation massive des réseaux sociaux ( ainsi, par exemple, sur internet sont apparus à la vente des « kits pour manifestants » dans lesquels on trouve, entre autres, « une bouteille thermos, un parapluie, un tapis de sol, un poncho imperméable, un chargeur de poche pour téléphone portable, un mini-réchaud à gaz, un mémento de manifestant avec rappel des articles de loi en cas de conflit avec la police ». Des cours gratuits d'Anglais et de self-défense sont aussi dispensés sur le Maïdan, « pour ceux qui aspirent à L'Europe et à un avenir radieux ».
Il exprime aussi le caractère presque surréaliste (comme irréel) d'un quotidien qui se durcit, d'une société bientôt paralysée (l'approvisionnement en nourriture se complique, les transports sont parfois hors service, les écoles fermées, les vacances en mer noire désormais abandonnées…), d'une presse complice (« les journaux publient beaucoup de fausses nouvelles ») mais décrit à Kiev, une population combative, non résignée, engagée, où les intellectuels exercent pleinement leur rôle, où les enfants sont préservés autant que possible dans leur univers de jeu et d'amusement (les fêtes à l'Hydroparc se poursuivent et la famille Kourkov continue d'aller au club de paintball Planète), même si un sentiment d'insécurité règne à travers le pays, si la police n'exerce plus sa mission de maintien de l'ordre.
La vie continue, malgré tout, honorée d'une grande solidarité entre les citoyens (« Au matin, des Kiéviens sont venus leur [aux manifestants] porter des vêtements chauds, du thé, de quoi manger […] Ils continuent d'apporter des milliers de vestes, pull-overs et autre vêtements chauds. J'ai vu une vieille apporter des chaussettes tricotées de ses mains »).
Le lecteur traverse ces pages avec intérêt, se nourrit du point de vue de l'auteur, prend peu à peu conscience des complexités culturelles du pays, se défait en partie d'une perception manichéenne, découvre avec effroi des actes de tortures (sur les leaders du Maïdan), de meurtres, d'enlèvements et d'intimidations (tabassages de journalistes, notamment), est tristement consterné devant les instruments d'un autre temps qui servent la propagande russe, rit (jaune) aussi parfois face aux absurdités du fonctionnement de la Nouvelle Crimée (suite au référendum du 16 mars), prend connaissance du sort réservé aux Tatars (les seuls patriotes ukrainiens de cette région, déjà rayés de la leçon consacrée « à la réintégration de la Crimée dans la fédération de Russie » dans les nouveaux manuels d'histoire des écoles russes).
Il est ahurissant, ubuesque pour le lecteur français d'assister, par les mots de Kourkov, à la distribution d'armes en Crimée aux habitants membres de l'Autodéfense ( juste « en jurant son amour pour la Russie et sa détestation de l'Ukraine »), à la nationalisation des filiales bancaires ukrainiennes, à l'inclusion de la Crimée sur la carte météo de la chaîne russe Ren-TV, à la mise en circulation du rouble russe aux côtés de la hryvnia…
Pour pouvoir vivre en Crimée, il faudra désormais un passeport russe. « La législation russe permet la double nationalité, l'ukrainienne, non. » et pour circuler entre la Crimée et l'Ukraine, une demande d'autorisation auprès du pouvoir ukrainien sera nécessaire. « Le surréalisme qui règne en ce moment en Crimée engendre le surréalisme en Ukraine. »
Le voilà témoin privilégié (dans le détail) d'événements qui font l'Histoire et un peu chahuté dans sa conscience. Quand la littérature joue son rôle, défend des idées, transmet un savoir, favorise la réflexion politique ; au final, elle récompense le lecteur.