Y’a pas la condition d’artiste de nos jours n’a rien d’une sinécure. Faut parfois même trouver le boulot au fin fond d’un bouge du Marais, pas fréquentable tant la faune sent la jungle. Pourtant le Piano-Strass, c’est toute la vie de Maxime Algeiba, dit Max-la-Vipère, en vertu de cette langue acérée qui débite des vannes assassines à la vitesse de la lumière. Ou peut-être de Dame Vipère, la voix logée dans le fond de sa conscience… Bref, Max joue au Piano Strass. Il est contorsionniste et mime et chaque soir il se plie aux exigences de son public.
Jusqu’au soir où un certain Alec Nymos, conservateur culturel de l’Hadès palace vient le débaucher. L’Hadès Palace ! Autant dire l’Eden pour Eve, ou le point G pour Eve. Pour tout artiste, l’endroit incarne la réussite et la consécration. Et que Lon Orfelt, le poète, y ait trouvé sa place laisse Max rêveur. Sa gloire assurée, ou presque, l’argent et le succès : comment résister aux séductions de l’enfer ? Et la luxueuse chambre individuelle, les repas de monarque, une atmosphère créatrice, née de l’émulation collective… Est-il sensé d’hésiter ?
Car une fois sur place, une discipline de plomb, pire qu’une chape du même matériau s’abat sur les artistes qui s’y produisent. Ici, on veut « Le Vrai, le Beau, l’Extrème », et les exigences de Bran Hadès, le maître des lieux ne se discutent pas. Car elles se mesurent à l’aune de celles du public : de riches nantis, des notables bien en vue, des politiques qui se targuent tous d’un sens de l’esthétique et d’un raffinement sans pareil. Alors les artistes donnent le meilleur d’eux-mêmes. Ils donnent tout d’eux.
Mais il arrive que cela ne suffise pas. Et que deviennent ceux qui n’ont pas recueilli les bonnes grâces d’un public intransigeant, préférant voir un comédien mourir plutôt qu’il ne simule la mort ? Et quelle est cette étrange injection que Max reçoit, à peine arrivée dans l’immense demeure ? Sendra, la harpiste se montre bien accablée qu’on lui ait attribué un nouveau partenaire… Peut-être que l’autre n’a pas tenu le coup, qu’il a cédé… Et peut-être n’était-ce pas la pression de la scène… Mais nulle inquiétude, Joss Heach, le médecin du Palace saura vous remettre sur pied.
Comme Dame Vipère et Mr Spleen, les voix qui hantent Max, chahutent en lui, ce dernier se sent prisonnier d’un lieu au charme démoniaque, dirigé par un despote et surveillé par des gardes armés, sous la tutelle de Rhad Matteo, autre monstre voué à faire règner l’ordre… Car l’on ne s’enfuit pas de l’Hadès Palace. Il va falloir se livrer corps et âme… Et il y a fort à parier que l’âme convienne tout aussi bien que le corps.
Bon. En gros, l’histoire, c’est ça, n’est-ce pas mon cher Francis, arrête-moi si je me plante. Mais en ajoutant une sexualité homo à Maxime, en plongeant son intrigue dans un huis-clos à la fois vaste et replié sur lui-même, on en finirait presque par se sentir claustrophobe. Musiciens, danseurs comédiens et autres macèrent dans une ambiance d’oppression et de persécution qui les mène à explorer leur art plus profondément encore. Plus loin, plus beau, plus délicatement vrai.
La plume est légère pour narrer la gravité et la détresse et le sombre fantastique dans lequel on plonge rappellerait sans trop de peine les écrits de Lovecraft. À la différence notable qu’ici les monstres vous fixent et attendent que depuis la scène vous vous ouvriez les veines pour les contenter. Pas très moral tout cela. D'autant que l'on aura démasqué derrière les noms des trois grands gardiens ceux des illustres seigneurs de l'Enfer grec, Minos, Eaque et Rhadamanthe. Un clin d'oeil culturel appréciable.
Maxime, le héros torturé, malléable à souhait si l’on sait le prendre, nous embarque facilement dans ce grand abattoir pour artistes. Le papillon se grille la bistouquette à trop approcher la lumière, l’oiseau est pris au miroir-aux alouettes et l’artiste appâté ne distingue le piège qui l’enferme que trop tard. Enfin, on ne saurait ignorer cette incursion dans le récit de l'amour naissant entre le geolier et son prisonnier. Complexe de Stockholm, évidemment, mais en faisant un petit tour de table, on s'aperçoit que la communauté homo masculine s'est largement approprié ce livre, revendiquant ces amours entre Max et Rhad comme une affirmation de la liberté personnelle. Bon, on fait ce que l'on veut de livres après leur parution, hein...
Certes, on voit les intrigues venir, on devine un peu trop simplement qui tire les ficelles bien que le dénouement réserve quelques surprises, mais dans l’ensemble cela se lit agréablement. L’appellation SF chez Folio recouvrant le fantastique et le médiéval fantastique, on avertira simplement le curieux que l’on trouvera bien plus un débordement magique en plein XXe siècle que de la SF.
Enfin, la touche de poésie qui jalonne le livre mériterait bien qu’on ne l’ignore pas. Quelques poèmes parsèment en effet le roman et mis en abîme avec les danses et les contorsions de Maxime, ils prennent une saveur aigre-douce. Comme un harpège délicieux pour lequel on vous lancerait une décharge électrique. Car ce n’est jamais assez…
Le Vrai, le Beau, l’Extrème : seul cela compte !