« A.-L.B. : Quand j'ai eu l'idée de réaliser des images autour de la maison des Cards, vous avez été pour le moins réticent, non ?
P.M.: Cette maison est un peu secrète : non pas que je la cache, mais de loin, quand je n'y vis pas, c'est-à-dire neuf mois sur douze, elle m'apparaît comme un secret lointain, enfoui. »
Les éditions Nonpareilles et Verdier ont commis un étrange petit livre qui présente les entretiens avec Pierre Michon et les photograpies d'Anne-Lise Broyer autour de la maison des Cards, la même maison autour de laquelle s'est structuré ViesMinuscules. Il n'est pas rare de vouloir rattacher la fiction à la réalité, ou bien de vouloir remonter le fil de la narration pour retrouver dans le réel la source, le point d'origine d'un univers : les paysages ou les objets qui ont inspiré une écriture, les lieux d'écriture, le passage du temps, le rapport à la nature... Ici, moins la maison du livre, c'est la tanière de l'écrivain que l'on découvre.
Plutôt que de dessiner, avec ses photos, un plan rigoureux de la maison, Anne-Lise Broyer préfère relever et capturer des objets ou des perspectives qui paraissent atypiques, ou qui semblent chargés de sens, comme si Michon investissait chaque élément du décor d'une charge symbolique ou émotionnelle. C'est qu'il est difficile de pénétrer ce lieu. Le romancier garde jalousement cet endroit, loin de tout, que l'on pourrait croire à l'abandon au vu du manque d'entretien de l'ensemble. Cette maison « secrète », il la décrit, dans les entretiens qui suivent le carnet d'image, « comme un mirage qui n'apparaîtrait que pour moi, chaque été ».
C'est une de ces sortes de masures, vieilles fermes d'un seul bâtiment, enfoncé à demi dans les broussailles, que l'on rencontre sur les plateaux du Limousin ou de l'Auvergne : une sorte de bloc de ciment dont la façade s'effrite inexorablement, brisée par l'humidité et la poussée des ronces. Prises en hiver, les images montrent la brutalité et l'isolement de l'endroit. « C'est cerné de forêts, et la forêt est contre la porte », résume Michon. La main de l'occupant des lieux est à peine visible dans le paysage. On pourrait croire que tout est laissé à l'abandon, mais lui préfère dire qu'il laisse vivre les choses, qu'il se livre à l'assaut des forces, végétales, animales, minérales et climatiques, qui animent les lieux.
Cette dimension rudimentaire on la retrouve dans le format du livre. Noir comme un Moleskine, il dénote au milieu des couvertures blanches, beiges... Avec son titre énigmatique que l'on peine à déchiffrer sur la couverture, il s'apparente plus à un carnet de notes ou d'ébauche, ou un journal de voyage, avec ses photos chargées de grain comme les anciens appareils argentiques, qu'à l'habituel livre d'art hagiographique. On regrettera cependant le format, trop petit, des photos, qui empêche de scruter convenablement les détails et de s'approprier pleinement, à son tour, les lieux, comme le font les deux protagonistes.
Bien vite, le parallèle avec Vies Minuscules s'estompe. La maison de la fiction laisse place à la véritable, celle qu'habite Michon et qu'il peuple de rêves, de visions et de rites. Une sentine lui suffit pour rappeler à la vie les dieux antiques, grecs et celtiques. Dans les broussailles qui entourent, il convoque des légendes et quantités de figures mythiques, prenant chaque futaie comme une invitation à la rêverie. C'est une « une enclave de merveilleux et de sauvagerie ». L'allusion à Brocéliande revient plusieurs fois comme une invocation maintes fois renouvelée à retrouver les traces des premières Gestes, cruelles et sanglantes.
crédit Anne-Lise Broyer
Le romancier nous décrit les longues heures passées, assis sur le seuil de la porte, à guetter les bruissements à l'orée de la forêt. « On entendrait presque le souffle des cerfs qui paissent à deux pas, l'ardeur qui jette hors des bauges les sangliers, quand la nuit vient. On est tellement plus serein, dans cette accalmie au milieu de la violence des forêts : on est dans la clairière, le refuge sûr entre deux batailles. » Comme un héros gracquien, il se laisse emplir par les ombres, les bois sombres, assaillir par les fourrés épais, prêt à tout instant à capter « la violence des forêts, cette bestialité tapie et prête à l'assaut ».
Dans cet espace clos et sans autorité régulatrice, l'imagination est libre de s'amalgamer aux choses et de s'étendre pour colorer le monde entier. Le romancier porte une attention toute particulière au rouge, qui étincelle entre les arbres « haut et clair comme un coup de trompette », ou qui préfigure les forces qui exultent et qui rugissent, comme la fois où un avion de chasse a surgi dans le ciel : « La forêt silencieuse restait là, puissante elle aussi. Il me semble que ce passage de machines de combat exprime tout le sens des grands bois, comme au-dessus de Brocéliande l'épée Escalibour soudain sortie du fourreau, quand elle siffle et frappe. »
Ailleurs, l'imagination se délie et convoque l'aura magique des objets. Images d'antan, souvenirs du temps où la famille entière se réunissait à la maison des Cards, et images instantanées portées par les meubles, les bibelots, les outils agricoles à l'abandon, « les alcools du soir » et les cigarettes, se mêlent. Réminiscence et fantaisie se joignent, dans l'esprit d'un homme, isolé, qui essaie de bâtir son propre sanctuaire. « On fait du liturgique avec ce que l'on peut. »
Figé dans le noir, aspiré par les mouvements du bois et porté par les ombres de son imagination, attentif au mot qui colle à la chose et qui porte en lui sa propre fulgurance, soucieux de retracer par les mots l'histoire des choses, l'origine des contes et des légendes, il oscille entre la posture de ces mages, superbes, du XIXe siècle ou l'attitude de Grange et Mona dans Un balcon en forêt : « La terre sonore et sèche dormait les yeux grands ouverts ; la terre sourdement alertée était de nouveau plein de présages, comme au temps où on suspendait des boucliers aux branches des chênes. »