C’était assez improbable que ces quatre-là se rencontrent et pourtant il était impossible que cela ne fut pas le cas.
Smith, c’est le mormon polygame qui s’est un peu écarté des chemins de la religion, qui a créé une petite activité lucrative dans les eaux du Colorado pour promener des visiteurs dans les rapides et justifier ses absences auprès de ses trois femmes installées à plusieurs heures de route les unes de autres.
Hayduke, c’est l’ancien du Viêt-Nam où il a été prisonnier du Vietcong et qui en est revenu plus que tracassé. Depuis, il erre un peu partout autour du Grand Canyon, vivant d’expédients et de bière, éternel itinérant qui garde cependant avec lui un arsenal conséquent en souvenir.
Sarvis, lui, c’est le professeur de médecine qui exerce à Albuquerque, mâchouille un éternel cigare, gagne beaucoup d’argent, refuse de conduire et, depuis qu’il est veuf, demande régulièrement à Bonnie, sa "femme à tout faire", de l’épouser.
Bonnie Abbzug, elle, bien plus jeune que son vieux docteur, ne répugne pas à avoir des relations autres que professionnelles avec lui mais n’entend pas tirer un trait sur sa liberté qu’elle retrouve régulièrement dans son logement futuriste. Ce sera le petit trait féminin de l’ouvrage !
Sarvis a donc réservé une randonnée pour Bonnie et lui sur les lignes de Smith. Hayduke, qui se trouvait là à point nommé, a pu embarquer aussi pour filer un coup de main à Smith pour la gestion des touristes venus du Sud.
Le soir, les bateaux mis au sec, autour du feu de camp, alors que Bonnie est couchée, les trois hommes refont le monde contre quelques bouteilles qui ne font pas le poids et finissent par converger sur des idées un peu radicales visant à faire un contre poids aux multinationales qui pillent les ressources , dégradent l’environnement, créent des barrages, des ponts, des routes et des autoroutes qui permettent, entre autres, "d’aider" les politiques locaux à faciliter leurs activités lucratives, largement délétères et contraires à l’intérêt public.
Pas compliqué de voir où vont les amener de tels débats avec les caractères trop bien trempés de chacun. Et Bonnie, même si elle a dormi pendant les assises fondatrices du gang, et même si Hayduke n’était pas d’accord pour voir une femme intégrer celui-là, n’a rien renié à son réveil et a imposé, avec l’aide de Sarvis, sa collaboration.
Ce livre est totalement excitant et jubilatoire.
Paru en 1975, il est l’exaltation de ce qu’on qualifierait aujourd’hui de "terrorisme" à vocation écologique et environnementale. Même si j’ai eu quelque mal à voir ces desperados de l’écologie activiste déverser un peu partout les huiles hydrauliques des moteurs de engins monstrueux de terrassements ou de coupes forestières non moins monstrueuses. Pareil avec la chute d’un train de charbon complet au fond d’un canyon en faisant sauter un pont lors de son passage ; même si c’est pour priver une centrale thermique du combustible qui va cracher dans l’atmosphère, sans retenue aucune, des poussières et du dioxyde de soufre pour empoisonner le pays alentour au prétexte de lui fournir de l’électricité.
Pourtant, aucun doute que j’ai pu comprendre, adhérer même, aux motivations de ces fous qui portent haut les couleurs de la protection de l’environnement contre les intérêts privés, relayés par des politiques en instance de corruption. Pas étonnant que le soit devenu, dans les années qui ont suivi la parution du livre, synonyme de "sabotage écologique". Pas étonnant que toutes les attaques industrielles, pétrolières, minières, forestières, immobilières ou routières incitent «"les gens comme love et le gouvernement (qui n’) ont pas de conscience" à vendre "leurs propres mères à Exxon et à la Peabody Coal s’ils pensent pouvoir en tirer profit. (…) C’est ce genre de gens qu’on a à la tête de l’Etat. (…) Des bons chrétiens."… !!!
Mais, grâce à ceux-ci, les régions "où les médecins (…) envoyaient leurs problèmes respiratoires les plus graves » ont réussi « à mettre (leur) air aux normes, c’est-à-dire à le rendre aussi vicié que n’importe où ailleurs".
Au delà de la blague gentillette (ils manient quand même la dynamite comme vous et moi le stylo), c’est quand même un énorme plaidoyer pour la terre que lançait, déjà, Edward ABBEY (traduit ici par Jacques MAILHOS). Avec des réactions à l’américaine, certes, mais je ne suis plus très sûr que d’autres méthodes puissent être envisagées quand seule la loi du plus riche - consistant à rendre les autres plus pauvres et plus asservis chaque jour - semble avoir une légitimité aujourd’hui.
Le comportement quasi symbiotique des quatre "gangsters" dans les paysages de ces régions quais désertiques montre la connaissance et la passion de ce milieu dont l’auteur fait preuve.
Pour moi, une vraie source de réflexion, je vous l’assure.