, deux jeunes adultes, se retrouvent coincés dans une enclave rocheuse au beau milieu des Cévennes. Coupés du monde, les deux amis semblent blessés et Franck ne tarde pas à perdre connaissance. Pour garder espoir durant cette longue nuit de survie, la jeune femme, Billie, interpelle leur bonne étoile, lui adressant le récit rétrospectif de leur histoire.
C'est ainsi, après un incipit in medias res, que le lecteur en forme d'étoile fait progressivement connaissance avec les deux héros, dans un récit en va-et-vient entre analepses et présent de l'énonciation. Tout commence dix ans auparavant, dans un collège rural francilien, lorsque deux « pestiférés » (p. 35) sont désignés par le sort pour se donner la réplique dans une scène théâtrale qui devra être jouée en cours de Français. Franck vit dans une triste famille, entre un père chômeur, atteint de paranoïa aiguë et flirtant avec l'extrémisme chrétien, et une mère qui s'abrutit d'antidépresseurs. Bon élève solitaire, il chemine seul, portant en lui son désir pour les hommes et son rêve de devenir créateur de bijoux.
Billie, quant à elle, se retrouve bien dans la définition que son professeur d'Histoire-Géographie donne un jour du « quart monde » (p. 29) : abandonnée par sa mère au plus jeune âge, son père affirme que c'est parce qu'elle était « trop chiante » (p. 27). Billie vit aux Morilles, un terrain à caravanes, avec sa belle-mère alcoolique. Elle n'est jamais allée au cinéma, mais on l'entraîne à tirer sur des chatons. Echec scolaire, malnutrition, manque d'hygiène, violence physique sans trace mais récurrente : tel est son quotidien. Très vite, elle abandonne le collège, prête à vivre avec n'importe quel garçon « pas méchant » (p. 107) pour s'extirper de son environnement délétère. Elle vivote entre boulots ingrats, petits vols et prostitution indirecte, notamment pour acheter le silence des vigiles des supermarchés. Sa seule ambition est de ne jamais plus être confrontée à sa famille et, ne perdons pas espoir, tout ceci « c'est que du provisoire » (p. 108).
Seuil et essence de leur histoire, la pièce d'Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour – qui suscite un regain d'intérêt depuis quelques années, comme avec le film de Frédéric Louf, J'aime regarder les filles (2011) – traverse le roman de part en part. Dans la lignée de L'Esquive d'Abdellatif Kechiche (film de 2004), Anna Gavalda met en fiction la manière dont le jeu théâtral peut porter l'adolescence précaire vers une expérience qui dépasse largement le périmètre des planches. Les plus célèbres tirades de la pièce ne cessent d'être réécrites dans la langue la plus contemporaine, la vision du monde de Perdican comme celle de Camille entrent régulièrement en résonance avec le vécu des deux jeunes, et le leitmotiv « Lève la tête, Perdican ! » se fait devise pour affronter les vicissitudes de la vie.
Dans ce sixième roman destiné au lectorat adulte, nous retrouvons les caractéristiques propres au style gavaldien, à commencer par un goût prononcé pour le registre burlesque, cette tendance à évoquer les thématiques sérieuses en des termes familiers voire vulgaires. Sur le champ de l'intertextualité, la pièce de Musset ne sera alors pas la seule convoquée, comme l'atteste ce pastiche des vers de Victor Hugo : « J'irais par cette saloperie de forêt, j'irais par cette saloperie de montagne et je déposerais dans cette combe un putain d'hélico en fleur » (p. 18). La plume se trempe avec délectation dans l'oralité, la grossièreté, l'onomatopée, la parenthèse ; les émotions sont toujours toutes physiologiques : « Et je nous ai foutu de la morve partout. […] Et j'ai tout dégobillé en larmes » (p. 134-136). Une nouveauté émerge de surcroît de ce dernier livre : l'éclectisme de la vie est ici également transcrit par une expérimentation sur la notion de genre, passant du narratif à la mise en page théâtrale, élevant la didascalie au-delà de la réplique, courtisant le vers libre, jonglant souvent avec l'oxymore et l'anaphore.
Cette liberté générique est aussi une thématique de prédilection, l'œuvre étant plus largement traversée par un doux militantisme contre les étiquettes. Catégorisation des individus pour commencer, avec le choix de protagonistes légèrement en marge de la société, ces « vilains petits canards », ces « clandestins », les « délocalisés d'eux-mêmes » (p. 37), ceux dont l'enfance revient souvent les « tabasser par surprise » (p. 32) : l'humanité tout entière, en somme, nous dirait la psychanalyse.
Billie, nous annonce la deuxième de couverture, est une « princesse à l'enfance fracassée », un croisement entre l'antique Diane chasseresse et l'Eloa d'Alfred de Vigny : un ange déchu dès la naissance, écartelé entre une mythologie juvénile – des « fées Clochette » (p. 20) au « Petit Prince » (p. 38), en passant par « le sang que les Indiens s'échangeaient entre eux en s'ouvrant les veines » (p. 75) – et une réalité amère. Aussi meurtrie soit-elle, notre héroïne a elle aussi ses images d'Epinal, sa « cosmogonie de bonne femme » lui dirait narquoisement Franck (p. 112).
Refus de catégoriser les relations, ensuite, en prônant la liberté d'aimer, sans injonction d'objet ni de manière. La prise de position peut se faire explicite, notamment en soulignant les aberrations idéologiques qui sous-tendent « la Manif Pour Tous » (p. 183). Mais des questionnements plus souterrains éclairent l'intrigue du dessous : est-ce un amour platonique ou une amitié passionnelle qui unit Billie et Franck ? Qu'importe, c'est de l'amour, du vrai, du brut, de l'inaltérable, nous répond le roman. Toujours est-il que le lecteur pourra s'interroger sur la nécessité d'évacuer dès les premières pages toute ambiguïté sexuelle entre les deux héros, comme pour se délester du pire fardeau relationnel. La seule manière de résider à vie « rue de la Fidélité » (p. 165) est-elle de cloisonner minutieusement sexe et sentiment ?
Dans l'œuvre d'Anna Gavalda, on souffre, mais d'une douleur déjà à demi consolée, juste encore assez perceptible pour mesurer la jouissance d'être en vie. Laissons de côté Frank Alamo et Michael Jackson auxquels les personnages doivent leur prénom : les thèmes musicaux de Billie, ce seraient davantage « Les Bêtises » par Simone Paturel et « Non, Je Ne Regrette Rien » d'Edith Piaf. Le romannous rappelle enfin l'importance du langage, jusqu'à la révolution qui peut s'opérer à l'intérieur d'un simple signe linguistique. C'est alors l'histoire d'une petite fille condamnée à la naissance à traîner derrière elle la lourde popularité de « Billie Jean », jusqu'au jour où un garçon lui annonce qu'elle porte le prénom d'une des plus grandes chanteuses de jazz. Changez de référent : c'est une nouvelle perception du monde qui s'offre à vous.