e édition du Salon International de l'Édition et du Livre de Casablanca a ouvert ses portes le 13 février dernier pour dix jours d'exposition en présence d'éditeurs locaux et internationaux, il est sans doute utile d'en profiter pour rappeler la richesse de la littérature marocaine, dont les échos en France n'ont jamais cessé d'interpeller et d'intéresser universitaires, chercheurs ou simples lecteurs avides de nouveautés outre-Méditerranée.
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Si la littérature marocaine francophone est largement connue et étudiée en France, sa voisine arabophone n'a pas les mêmes échos, pour des raisons évidentes de frontière linguistique et de diffusion limitée. Heureusement, l'apport de la traduction permet de dépasser ces difficultés en mettant à disposition du lecteur francophone des textes originaux qui mériteraient tout autant d'être découverts, lus et étudiés.
Parmi les représentants contemporains de cette littérature marocaine arabophone, le nom de Mohammed Berrada occupe une place particulière.
Romancier, nouvelliste, traducteur, universitaire et critique littéraire, l'homme a présidé l'Union des écrivains marocains et contribué au rayonnement de la voix arabophone de la littérature marocaine. Venant tout juste de remporter le Prix du Maroc du Livre dans la catégorie Romans pour son dernier ouvrage Loin du bruit, près du silence, l'écrivain figurait sur la première liste des ouvrages en lice pour le Prix International Booker du Roman Arabe, aux côtés de son compatriote Ahmed Al-Madini, avant que ce dernier ne soit retenu dans la liste des six finalistes annoncée le 13 février dernier. Cette nouvelle vient au passage rappeler la place de choix qu'occupe la littérature marocaine dans le paysage littéraire maghrébin et arabe. Carrefour des influences africaines, arabes, berbères et européennes, le Maroc est une terre d'échanges et de dialogues culturels où la littérature a souvent servi d'espace privilégié de réflexion, de critique et d'innovation.
Mohamed Berrada est probablement l'un des auteurs qui reflètent le mieux cette diversité culturelle qui se nourrit de la réalité historique et sociale du pays pour réinventer l'acte de l'écriture et de la création romanesque. En France, les éditions Actes Sud ont déjà publié les traductions de quatre de ses œuvres dans la collection Sindbad : Le Jeu de l'oubli (1993), Lumière fuyante (1998), Comme un été qui ne reviendra pas (2001) et son dernier Vies voisines (2013). (voir chez Actes Sud)
Raconter une société complexe et multidimensionnelle
De toutes ces œuvres, Le Jeu de l'oubli (version originale en 1987, traduction en 1993) est probablement celle qui résume le projet littéraire de l'auteur et donne à lire sa vision globale de l'acte de l'écriture.
Récit « d'un apprentissage puis d'un retour sur soi » comme le résume le quatrième de couverture, l'œuvre retrace le parcours de Hadi, double de l'auteur, qui traverse un Maroc en (re)construction, de Fès la ville de l'enfance et de l'initiation, à Rabat la capitale de l'émancipation et de l'engagement, au milieu de personnages hauts en couleur, racontant la richesse inépuisable d'une société, complexe et multidimensionnelle.
Contournant les exigences classiques du genre autobiographique, Berrada brise l'identité supposée de l'auteur et du narrateur principal et multiplie avec liberté les narrateurs au cœur de son récit. Dans l'édition originale, le titre de l'œuvre est accompagné sur la première de couverture du sous-titre significatif « roman », et sur la première page de la mention encore plus troublante de « récit romancé ». Tout se passe comme si le projet autobiographique de l'auteur devait nécessairement passer par une « mise en fiction » et une « mise à distance » du moi et du récit.
Dans Comme un été qui ne reviendra pas, Berrada précise avoir commencé à écrire Le Jeu de l'oubli dès lors qu'il a pris conscience « des possibilités du romanesque, des prolongements de sa parole hors des divisions temporelles, comme si elle offrait une protection contre la finitude des choses et des vies […] ». ( Mohamed Berrada, Comme un été qui ne reviendra pas, Editions Actes Sud, Collection Sindbad, traduit de l'arabe par Richard Jacquemond, p.149)
Chez Berrada, le roman est une alternative au piège de l'autobiographie. En d'autres termes, la fiction incarne cet exutoire nécessaire et salvateur pour l'auteur qui cherche à reconstituer son histoire individuelle et collective. Cette approche « romancée » de l'écriture personnelle a le mérite de renouveler l'exercice autobiographique et de mettre en exergue la panoplie d'incertitudes, de doutes et de zones d'ombres, inhérente à toute tentative d'écriture autobiographique.
Se dissimulant derrière le personnage fictif de Hadi, Mohammed Berrada construit son projet autobiographique autour d'un concert de voix narratives où le « je » de Hadi laisse place tantôt au « nous » des femmes de la grande maison de Fès, tantôt à d'autres « je » renvoyant aux personnages de Si Brahim et de Tayéa, ou encore à la voix de la femme de Paris fréquentée par le personnage principal. Cette polyphonie narrative permet de varier les angles de la narration et d'enrichir le récit personnel de plusieurs visions, tantôt entrecroisées et complémentaires, tantôt contradictoires et conflictuelles.
Jeu, Je, "moi le narrateur des narrateurs"
En s'inspirant de la tradition arabe des contes, Berrada pousse « le jeu » de l'écriture encore plus loin en introduisant un personnage identifié comme « le narrateur des narrateurs ». Ce dernier joue le rôle d'un véritable chef d'orchestre de la narration et s'impose comme la synthèse des voix qui nourrissent le récit, comme il le définit lui-même : « [...] moi, le narrateur des narrateurs, tapi dans l'ombre, tirant les ficelles d'un récit qui passe, par mon intermédiaire, d'une voix à une autre. ». (Mohamed Berrada, Le Jeu de l'oubli, Editions Actes Sud, Collection Sindbad, traduit de l'arabe par Abdellatif Ghouirgate, p.77)
Comment ne pas associer le travail narratif de Berrada à l'identité et à l'histoire plurielles du Maroc ? Raconter le Maroc contemporain passe nécessairement par cette capacité à multiplier les perspectives de la narration et à élargir le champ du récit. Le Maroc, personnage en filigrane du Jeu de l'oubli, est cet espace géographique et culturel multidimensionnel qui ne peut être approché que par la multiplication des grilles de lecture et la superposition des angles d'interprétation. Conscient de cette spécificité, Berrada abandonne les formes classiques du récit autobiographique et opte, comme noté dans le quatrième de couverture, pour un croisement subtil des modalités traditionnelles de la littérature arabe et des procédés de la narration occidentale.
Dans le roman de Berrada, cette écriture du « je » qui se transforme elle-même en un « jeu » narratif et romanesque se trouve néanmoins confrontée aux problèmes que pose tout projet autobiographique. Comment concilier le singulier et le général dans un récit autobiographique « romancé » ? Comment raconter – ou faire raconter – « un espace et un temps révolus [...] à l'intérieur d'un temps éternel dans son mouvement et son jaillissement » (ibid. p80) ? Comment prétendre reconstituer toute l'histoire personnelle en ne rendant compte que d'infimes détails négligeables, sélectionnés par le mécanisme obscur de la mémoire ? Enfin, comment combler cet écart inévitable entre le vécu et l'imaginé, entre la réalité historique des événements et la fiction réinventée dans le texte ?
Comme dans tout projet autobiographique, les réponses à ces questions ne peuvent être ni uniques ni définitives. En invitant son lecteur à une traversée sinueuse de la mémoire individuelle et collective, Berrada nous rappelle que toute écriture du moi demeure un projet complexe et incertain, qui ne peut être réduit au critère de l'authenticité du récit. Avec Berrada, l'écriture autobiographique devient ce « jeu » complexe où les narrateurs, les personnages, les mémoires, les espaces et les histoires ne cessent de dialoguer et de se bousculer, nourrissant la profondeur et redéfinissant l'identité du texte littéraire.
Avec Berrada, les règles du « jeu » de l'autobiographie romancée ne cessent de changer et de se réinventer en cours de lecture. À l'issue de ce voyage unique à travers un Maroc complexe, mais séduisant, le gagnant de ce « jeu » littéraire n'est peut-être que le lecteur lui-même qui repart avec un flot d'images et de sensations, et une infinité de questions suspendues à l'acte de la lecture, à l'image de celle-ci : « Les choses changent-elles tandis que demeurent leur image, des sons, certaines impressions ? ». (ibid. p172)