Il est des figures qui, malgré leur importance capitale, semblent avoir glissé entre les mailles de la mémoire collective. Alexandre Farnèse (1545-1592), petit-fils de Charles Quint et arrière-petit-fils du pape Paul III, appartient à cette catégorie des « grands » injustement relégués dans l’ombre de leur époque. C’est en tant cas ce que défend Olivier Poncet dans une biographie dense et savante, redonnant à ce capitaine hors norme toute la place qu’il mérite dans le récit de l’Europe moderne.
Né à Rome, élevé entre les fastes des Farnèse et la rigueur des Habsbourg, Alexandre - un nom qui prédispose - grandit dans un climat où la politique et la guerre sont indissociables. Son baptême du feu, il le connaît à Lépante en 1571, cette victoire navale où la chrétienté, sous la houlette de Don Juan d’Autriche, repousse l’Empire ottoman. Il y tient un rôle décisif même, révélant dès ses premières campagnes une combinaison rare d’audace militaire et de sang-froid stratégique.
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Mais c’est aux Pays-Bas espagnols qu’il s’illustre véritablement. Envoyé par Philippe II pour mater la révolte des Provinces-Unies, il y gouverne de 1578 à 1592. À la tête de l’armée la plus puissante d’Europe, il mène une reconquête méthodique : siège après siège, ville après ville, il ramène dans le giron de la couronne espagnole des territoires insurgés. En 1585, après quatorze mois de siège, il prend Anvers, coupant l’essor économique des Provinces du Nord et jetant les bases de ce qui deviendra plus tard la Belgique catholique. Son habileté est double : il ne se contente pas de la victoire militaire, mais déploie une politique de pacification, ménageant autant qu’il peut les populations et imposant des compromis religieux — une rareté dans un XVIᵉ siècle ravagé par les guerres confessionnelles .
Alexandre Farnèse est aussi une figure européenne au sens plein. Duc de Parme et de Plaisance, il maintient la dynastie des Farnèse au cœur de l’Italie renaissante, tout en étant un pivot essentiel de la politique espagnole. À la demande de Philippe II, il participe à la préparation de l’Invincible Armada contre l’Angleterre d’Élisabeth Iʳᵉ, même si ses plans subtils se heurtent à la lourdeur logistique et aux imprévus maritimes qui mèneront à la débâcle de 1588. En France enfin, il s’illustre en soutien à la Ligue catholique : à deux reprises, il sauve Paris menacé par Henri IV, notamment en 1590 après la bataille d’Ivry. Le roi de Navarre, pourtant fin stratège, devait reconnaître en lui un adversaire de taille.
Ce qui frappe chez Alexandre Farnèse, c’est moins l’éclat des victoires que l’art de gouverner la guerre : à ses yeux, elle ne se jouait pas seulement sur les champs de bataille, mais dans l’art patient du compromis et de la persuasion. Aux Pays-Bas, chaque siège devenait aussi une leçon de diplomatie. Alexandre Farnèse, sans doute, aurait pu être pour Philippe II ce que Richelieu fut pour Louis XIII — un ministre de guerre et de raison. Mais sa mort prématurée à Arras en 1592 met fin à cette trajectoire.
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Olivier Poncet, archiviste-paléographe, professeur à l’École nationale des chartes et directeur d’études à l’EHESS, n’en est pas à son coup d’essai. On lui doit déjà une biographie de Mazarin remarquée, couronnée du prix Saintour en 2018 . Avec Farnèse, il met à profit sa maîtrise des archives et son art du récit pour livrer un ouvrage qui n’est ni hagiographie, ni simple étude militaire, mais une fresque politique, religieuse et culturelle du XVIᵉ siècle. Le lecteur y découvre à la fois le général, le diplomate et l’homme de cour, dans un portrait précis et nuancé.
On y voit la Méditerranée aux prises avec les Ottomans, les Flandres en rébellion, la France en guerre civile, l’Angleterre sous menace espagnole. On comprend comment s’est formée la Belgique moderne et pourquoi les guerres de Religion en France ne furent pas qu’une affaire franco-française mais un enjeu continental. Et plus fondamentalement, cette biographie nous rappelle que l’histoire n’est pas faite que de victoires flamboyantes ou de défaites spectaculaires : elle est l’œuvre de stratèges patients, dont l’intelligence et l’endurance marquent en profondeur.