Chaque été, depuis 33 ans, comme une amante plus que fidèle, quitte Paris et prend rendez-vous avec l’océan dans le petit port de St Pierre Quiberon, en Bretagne. Son poignant “récit d’exil”, paré d’une couverture rouge - plaie et d’un splendide titre de film, s’ouvre abruptement avec cette aquarelle impitoyable : “Le crabe était mort. Le soleil l’avait desséché. Il a été arraché de son habitat et jeté dans le creux du rocher par une forte vague. L’océan, indifférent, a continué à se mouvoir sans lui. Aucune autre vague n’est remontée pour l’extraire du creux.” On plonge d’emblée dans une mélancolie presque froide, désemparés devant le pressentiment d’un aveu d’impuissance : l’argent manque, dernier été en Bretagne, donc.
La vie d’Ada d’Albon – actrice roumaine de théâtre exilée à Paris dans les années 1980 - est une pièce de collection, tant le récit de son exil semble être une fiction invraisemblable, montée de toutes pièces.
Ada d’Albon est née en 1944 à Prague, où son père était diplomate dans la délégation de la Roumanie, dans des années troubles pour toute l’Europe. Elle grandit à Bucarest dans le culte de l’art et de la littérature dans la maison d’un écrivain mythique pour les Roumains : Mihail Sadoveanu (1880-1961), immense créateur de récit national, devenu vice-président de la république, était son oncle. Actrice talentueuse et iconoclaste sur les scènes roumaines des années 1970, les Bourbons en guise d’ancêtres lointains et des parents, incommodes au régime, déjà partis en France, l’artiste est contrainte elle aussi à l’exil.
En 1981 Ada d’Albon s’installe à Paris avec son mari, le metteur en scène Laurentiu Azimioara. À la place de leur maison à Bucarest, rasée comme des dizaines d’autres, où ils ont dû abandonner des toiles de Tintoret ou de Toniza, Ceausescu va ériger son gigantesque Palais du peuple. À Paris, le couple crée une école de théâtre et, en 2002, le Théâtre de l’Orme devient un coquet temple d’art, sur les lieux des anciens bains de la Gendarmerie de l’est parisien.
Poignant aller-retour entre deux mondes à l’opposée, Dernier été en Bretagne raconte le douloureux chemin de l’exil, l’arrachement violent à sa culture d’origine et la renaissance subtile à travers une nouvelle langue et grâce à la scène.
‘Nous avons arraché nos racines pour vivre comme les plantes du désert qui roule en boule dans le vent sans jamais se fixer solidement. Nous avons fait table rase de nos amours passées pour les remplacer par d’autres qui se sont évanouies, nous avons étouffé le triste déchirement de l’exil en prenant à bras ouverts la chance d’errer dans ce monde nouveau qui nous recevait sans se soucier de notre passage. Tout nous semblait alors merveilleux et nous regardions le monde à travers des lunettes magiques.’
Ada d’Albon n’écrit pas pour faire des cadeaux. Méditation plus qu’actuelle sur le destin des exilés, son récit fuit les accents pathétiques, tout en déployant, avec une lucidité tranchante, le fil – rouge comme la couverture - du désenchantement d’exil. Des rencontres avec des ministres, des gens du milieu artistique ou des fonctionnaires culturels qui promettent monts et merveilles, ou encore des déboires avec des amis donnent lieu à des scènes surréalistes dont la “chute” rappelle la splendeur indifférente et définitive d’un rideau de velours qui tombe à la fin d’un spectacle dramatique et superflu : “Voilà une bonne vingtaine d’années que j’ai refusé à “C…” toute relation posthume à cette amitié qui avait traversé le Styx.”
Celle qui autrefois fut ovationnée de longues minutes pour son spectacle Hamlet au Fort Carré d’Antibes ou pour ses créations inspirées de Marguerite Duras, d’Ibsen ou encore de Bernard Show au Théâtre de l’Orme à Paris, au soir de sa vie, l’âme ravagée par la nostalgie des origines, usée par le ballet périlleux de l’endettement au profit d’une production artistique indépendante, Ada d’Albon se glisse, à l’écrit, sous la carapace du crabe-fantôme.
L’image troublante de cet être anonyme qui accomplit à l’infini son exploit de Sisyphe revient plusieurs fois ponctuer, comme un leitmotiv, son récit de vie : le crabe fantôme a six heures pour ériger son architecture dans le sable, mais il n’a guère le temps d’habiter son palais éphémère, la marée montante l’anéantit implacablement. C’est aussi le destin de l’acteur et du metteur en scène qui trouvent leur énergie vitale dans la passion de rebâtir à la perfection, encore et encore une œuvre fugitive sur les scènes éphémères et peu visibles de l’exil.
Forte de son écriture lumineuse et froide, telle un bistouri implacable qui extirpe souvenirs tendres et désillusions atroces, l’actrice Ada d’Albon signe avec le récit autobiographique Dernier été en Bretagne, un témoignage émouvant sur les cicatrices, toujours ouvertes, de l’exil.
Des maisons d’édition classiques feraient bien de tendre l’oreille : publié en autoédition (lulu.com), son livre séduit déjà de nombreux lecteurs, sensibles au son authentique de cette magnifique élégie d’exil.