Les médias, les acteurs de la culture, les politiques l’utilisent ou la dénoncent à tout va. À l’origine invoquée pour la protection du cinéma français, l’exception culturelle concerne aujourd’hui de nombreux domaines culturels, si ce n’est toute la culture. Qu’en est-il pour le livre ? Focus sur cette notion juridique singulière.
(CHRISTOPHER DOMBRES,CC BY 2.0)
« Ce régime dérogatoire est fondé sur le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé ». Les propos de Jack Lang, alors ministre de la Culture, prononcée en 1981 devant l’Assemblée nationale, ne laissent aucun doute : le livre ne peut être un bien classique, un bien marchand. Pour la simple et bonne raison qu’il est un bien culturel, miroir et fondement de l’Histoire, d’une identité. Le livre est dans cette optique particulièrement protégé et encadré juridiquement. Nombreuses législations en la matière en témoignent : la loi fondamentale du 29 juillet 1881 qui stipule « l’imprimerie et la librairie sont libres », ou encore la loi dite Lang du 10 août 1981 qui instaure le fameux prix unique du livre.
Et l’exception culturelle dans tout ça ? Chacun apporte sa petite pierre à l’édifice, son grain de sable dans sa définition. Mais il n’existe toujours pas à ce jour de définition légale. Pierre Lescure, dans son rapport dénommé Acte II de l’exception culturelle à l’ère du numérique, remis en mai en 2013, en parle en ces termes : « Sans nier la dimension économique de la culture, l’exception culturelle vise à reconnaître et protéger sa dimension éthique, politique et sociale, qui est l’un des fondements de la dignité humaine. » Elle serait donc une notion juridique protectrice.
Le juriste Serge Regourd, auteur d’un Que sais-je ? intitulé L'exception culturelle (édition Puf, 2013) a théorisé à plusieurs reprises la notion : « Par exception, il faut entendre exception à un principe. En l’occurrence, le principe, c’est celui de la libéralisation et du libre-échange », explique-t-il dans un entretien retranscrit par La Tribune. Comme son nom l’indique, elle est une exception à un principe général. Elle permet de faire déroger le droit commun. Jusque là, tout semble logique.
Mais on peut également la définir plus largement comme un concept de relation internationale. Chaque pays peut l’invoquer pour ériger sa culture comme exception aux traités internationaux. Voilà qui est dit, l’exception culturelle serait donc liée à la mondialisation. Et c’est en effet dans un contexte international qu’elle trouve son origine.
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Les origines internationales de l’exception culturelle
L’exception culturelle a près de 40 ans. En 1986, commence une longue période de négociations appelée l’Uruguay Round (le cycle de l'Uruguay) au sujet du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade ou en français Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Elles ont abouti aux accords de Marrakech (1994) et la création de l’OMC (Organisation mondiale du Commerce). Le sujet de discussion ? Libéraliser le commerce international des services, de la même manière que celui des marchandises. Mais une ombre vient assombrir le tableau : les œuvres de l’esprit sont considérées comme des services, plus particulièrement les œuvres cinématographiques et audiovisuelles. La France vient s’opposer fermement à cette idée, et brandit une notion selon laquelle «les créations de l'esprit ne peuvent être assimilées à de simples marchandises».
Comme l'explique Serge Regourd dans son ouvrage, l’exception culturelle est née du slogan et l’idée selon laquelle « l’audiovisuel n’est pas une marchandise comme les autres. » Une idée que l’on retrouve sous la Vème République. André Malraux, nommé par De Gaulle « ministre d’État, chargé des Affaires culturelles » et créateur de ce ministère, affirmait en la matière : « Le cinéma est un art, et par ailleurs une industrie. »
À noter que l’exception culturelle est souvent vue comme française de par notre système d’intervention étatique très protecteur de la culture. Mais lors de ces négociations, c’est bien l’Europe communautaire qui a défendu la Culture, et non uniquement la France.
Cependant, Serge Regourd remonte les balbutiements de la notion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec les accords Blum-Byrnes prévoyant une grosse importation de films américains en France. Une situation qui amène les acteurs du cinéma français à protester massivement. La protection de l’audiovisuel et son régime juridique bien particulier (quota, chronologie des médias ou encore autofinancement) contiennent ainsi les prémices de cette exception culturelle, que beaucoup considèrent comme un reflet de l'identité tricolore.
L’exception culturelle a également resurgi quelques années plus tard pendant les négociations de l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement, 1997-1998) dans le cadre de l’OCDE. Les Français se sont retirés au nom de cette exception culturelle, trop bafouée à leur goût.
À l’heure du libre échange, l’exception culturelle est bien une préoccupation mondiale. « L’exception culturelle s’alimente aux craintes d’une industrialisation de la culture – qui serait plus mercantile que culturelle – et se fonde sur la nécessaire intervention des États face à un commerce international profondément inégal », explique David Atkinson, chercheur au Centre d’études sur les médias (CEM) de l’Université Laval à Québec depuis 1992, dans De « l’exception culturelle » à la « diversité culturelle » : les relations internationales au cœur d’une bataille planétaire (voir ici).
Laurence Benhamou, conseil en production audiovisuelle, ancienne avocat aux barreaux de Paris et de Californie résume ainsi la notion : « L’exception culturelle est un principe juridique qui a fondé il y a plus de vingt ans la volonté de soutenir la création et de promouvoir la diversité. » (son intervention restranscrite ici)
L’exception culturelle est devenue une expression couramment utilisée par le grand public au début des années 90. Médias et artistes découvrirent et prirent le GATT comme cheval de bataille. 25 ans après, on continue de l’invoquer à multiples reprises, cette notion a pourtant été troquée pour le terme plus global de « diversité culturelle », sur un plan juridique et politique.
De l’exception culturelle à la diversité culturelle
L'idée de « défense de la diversité culturelle » apparaît dans le cadre des négociations de l’OMC à Seattle en 1999. Des négociations qui n’ont pas abouti. Évoquée, mais pas oubliée, elle reprend sa place dans les négociations et discussions internationales suivantes.
Pour David Atkinson, la diversité culturelle peut se voir plus globalement que le simple ajout d’une clause concernant la culture dans un traité international. Il explique ce changement sémantique par un changement de politique.
Avec la mondialisation, le danger pèse sur les pays qui n’ont pas de politique protectrice de leur culture et qui seraient « tentés de troquer des concessions en matière de culture contre un plus grand accès aux marchés étrangers dans d’autres secteurs où ils espèrent voir leurs biens et services exportés. Ces concessions finiraient par créer une pression croissante sur les pays qui refusent d’ouvrir leur marché culturel », analyse-t-il.
Cela explique pourquoi la communauté internationale a changé sa politique, et opté pour une notion plus active et globale de « diversité culturelle ».
Promouvoir la diversité des expressions
Contrairement à l’exception, la diversité est consacrée textuellement. Son origine repose en grande partie dans la « Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle » de novembre 2001. « Le but final, tel qu’il est énoncé dans cette première version est de donner à tous les pays les moyens de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières » énonce le rapport « L’UNESCO et la question de la diversité culturelle » publié par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.
Cet instrument normatif est complété quelques années plus tard, en octobre 2005, avec « La Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », traité adopté à Paris à l’occasion de la 33e session de la Conférence générale de l’UNESCO. Entré en vigueur en 2007, ce texte se veut être un véritable instrument juridique en reconnaissant notamment la spécificité des biens et services culturels et la souveraineté des États en la matière. L’Union européenne a ratifié le traité en 2006.
« Il s’agit d’un acte dont la portée juridique n’est pas immédiate et concrète, mais il inspire d’autres instruments européens ou internationaux qui guident les négociations et qui ont une réelle importance par la reconnaissance d’un large consensus sur la diversité culturelle, qui consolide la légitimité des politiques de soutien à la création », explique un rapport d’information de mars 2012 déposé par la commission des affaires européennes sur l’Europe de la culture. Ainsi, son aspect coercitif reste limité.
Cependant, certains sont toujours attachés à l’exception culturelle. Ils le revendiquent comme un outil juridique pour défendre la diversité culturelle et ne veulent pas abandonner le terme.
( Yann Caradec, CC BY-SA 2.0)
L’exception culturelle est aussi européenne
Au vu de la difficulté de trouver une définition commune de la culture, l’Union européenne ne s’est intéressée que tardivement à la culture et sa protection. Désormais, l’exception culturelle occupe une place dans le TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). On parle même aujourd’hui « d’Europe de la culture» avec des actions et subventions multiples.
Si le Préambule du traité de l'Union européenne énonce le respect de la diversité culturelle des États membres, c’est bien le traité de Lisbonne qui va plus loin et lance une vraie « politique culturelle ».
L’article 6 du TFUE érige la culture comme compétence d’appui de l’Union européenne (en réalité, il existe trois compétences, voir ici). L'UE ne peut intervenir que pour soutenir, coordonner ou compléter l’action des États membres en matière culturelle. Elle ne dispose donc pas de pouvoir législatif dans ces domaines et ne peut pas interférer dans l’exercice de ces compétences réservées aux États membres. L’État garde donc sa prérogative en matière de culture, il a son exception culturelle.
Et que cela étonne ou non, l’exception culturelle est bel et bien prévue dans le cadre des traités internationaux. Lorsqu’une négociation ou conclusion d’accords « dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels […] risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union », le Conseil (les ministres de chaque État membre sont présents) doit, statuer à l’unanimité, contrairement à la majorité prévue habituellement. ( article 207 du TFUE, tout est expliqué ici).
Le respect de l’exception culturelle, entendue au sens de diversité culturelle, est donc préservé. L’Union européenne accorde un statut particulier aux biens culturels, qui ne peuvent être conçus à une marchandise comme une autre.
Livre numérique, TVA et Europe
Le prix unique du livre instauré par la France est un principe globalement respecté par l’Union européenne ainsi que le taux de TVA réduit qui va avec. En 2011, la France étend cette spécificité aux livres numériques (on applique une TVA à 5,5 % sur les livres en France continentale).
Au niveau européen, la directive dite TVA prévoit également que la « fourniture de livres, sur tout type de support physique » peut bénéficier d’un taux réduit. Mais voilà le problème : le livre numérique est considéré selon la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 5 mars, comme « un service fourni par voie électronique ». Selon l’institution européenne, la France a donc manqué aux obligations de la directive TVA, qui a force obligatoires. Ceci explique cela.
S’agissant du Traité transatlantique dont les discussions restent toujours très silencieuses, il a été affirmé que la Culture a été exclue des discussions comme l’avait affirmé le sénateur Jean Bizet, membre des Républicains, de la commission des affaires économiques et président de la commission des affaires européennes du Sénat, là l’issue d’une audition de Pierre Dutilleul, président de la Fédération des éditeurs européens. L’Union européenne semble donc respecter le statut particulier qu’elle confère à la Culture.
Le XXIe siècle est ainsi marqué par de nouvelles problématiques notamment avec la dématérialisation de la Culture. Un livre numérique est-il un bien culturel au même titre qu’un livre physique ? Un État peut-il protéger des œuvres physiques de la même manière que des œuvres présentes sur internet ? Notre droit est bel et bien poussé dans ses retranchements par la mondialisation croissante et les conflits d’intérêts qu'elle engendre. Raison pour laquelle «l'exception culturelle» pour certains, « la diversité culturelle» pour d'autre, a encore de beaux jours devant elle.