Actualeaks première partie consacré au périple de la BnF dans les eaux troubles de la numérisation, et de la gestion du patrimoine par une société privée... Au dernier épisode, nous avons quitté le navire avec 140 millions € dans ses chaudières, les recommandations du rapport Tessier et la bénédiction du gouvernement...
Quelques jours après la validation du Sénat, Bruno Racine accordera un entretien avec Libération, pour asseoir ses propositions, estimant qu'il « ne faut pas avoir peur de discuter avec Google ». Mais le journal BibliObs n'est pas dupe : « Racine [dans l'entretien avec Libération] soigne son image d'homme appartenant de plain-pied à l'ère numérique, célébrant les “ possibilités inédites ” d'Internet et les “ nouveaux modes d'élaboration de la connaissance ” permis par les “ communautés virtuelles ” ». Des concepts bien pensés pour désigner tout ce qui touche au numérique, mais qui ne valent plus grand-chose lorsqu'il s'agit de mise à disposition au public. Racine joue alors l'ouverture, et pointe la phobie que suscite Google à l'époque : « “ Si nous nous cramponnons à une position défensive ou réactionnaire, nous serons balayés ”, prévient-il. Il recommande de “ prendre de la distance par rapport à des clivages simplistes – l'Europe contre les États-Unis, le public contre le privé – qui n'aident guère à avancer ”. » Quitte à reculer ?
En ce mois de mars 2010, Bruno Racine est en campagne pour être réélu à la tête de la BnF, sans véritable concurrence puisqu'il ne fait face qu'à Christine Albanel. On comprend qu'il tienne à s'exprimer aussi bien dans Libération que dans les colonnes du Figaro… Une personne proche des dossiers numérisation à la BnF nous confie qu'à l'époque, le président sortant avait entamé une campagne de séduction au niveau européen. « C'était un véritable grenouillage au niveau international », se souvient-elle.
Qui paye, et passe même deux fois au comptoir : d'abord, en juin 2010, quand la bibliothèque nationale d'Autriche signe avec Google, pour la numérisation de 400.000 ouvrages, un volume comparable à celui de la Bibliothèque de Lyon. (voir notre actualitté) Puis, quand, en octobre 2011, Racine est élu à la présidence de la Conférence Internationale des Bibliothèques Nationales (CENL), par une majorité de ses 48 confrères qui compose le groupe de travail. (voir notre actualitté)
Bruno Racine (à droite), accompagné par Steve Ballmer (Microsoft), en mai 2011
Parallèlement, les institutions européennes tentent de mettre leur grain de sel dans les processus de numérisation : l'alliance privé-public, vue comme la panacée en matière d'économie et de relance, est considérée avec beaucoup moins de bienveillance par Bruxelles… Neelie Kroes décide alors, en avril 2010, de la création d'un Comité des Sages, qui rendra « des recommandations sur les moyens de rendre accessibles en ligne la créativité et le patrimoine culturel européens, et de les préserver pour les générations futures ». (lire l'intégralité des missions du Comité)
C'est une trinité que nomme la Commission européenne : Élisabeth Niggemann, présidente du CENL (qui sera donc remplacée par Bruno Racine un an plus tard) et de la Fondation Europeana, Maurice Lévy, directeur de Publicis, et l'auteur belge Jacques De Decker. Leurs commentaires n'auront absolument pas une valeur absolue : il s'agira d'une série de propositions et de suggestions pour mieux encadrer les processus d'accords. Mais, néanmoins, tout le monde a l'œil sur Bruxelles, tandis que le Quai François Mauriac trépigne…
140 millions € : un tel budget pour la numérisation dans les caisses de la BnF, c'était Byzance. « Ce fut la grande liesse dans l'établissement et auprès des personnels. La bibliothèque était ravie de savoir qu'un tel pactole allait arriver. Sauf que l'euphorie n'a pas duré bien longtemps », se souvient un ancien de la BnF, aujourd'hui retraité. « On nous avait annoncé 140 millions € dans le cadre du Grand Emprunt, qui se sont changés en 140 millions € avec un retour sur investissement obligatoire. L'emprunt se changeait en prêt. Et pour la BnF qui allait en profiter, il allait falloir que soit mis en place un modèle économique de rentabilisation, qui permette d'assurer un obligatoire remboursement. » Si les arbitrages de Sarkozy valent comme un virement bancaire, ils lancent également la surveillance de la Caisse des dépôts et de la Commission générale des Finances sur les comptes de la Bibliothèque nationale de France, avec comme ligne de conduite une rentabilité à la hauteur des taux d'intérêts du Grand Emprunt.
La nouvelle Renaissance, avant de purger bébé
C'est sous cette épée de Damoclès que se feront les propositions du Comité des sages, qui intervient en janvier 2011. Deux points sont particulièrement intéressants dans cette volonté du Comité d'instaurer une « nouvelle Renaissance » en Europe, calquée ce que le XVIe siècle avait légué :
« - les partenariats entre le secteur public et le secteur privé aux fins de la numérisation doivent être encouragés ; ils doivent être transparents, non exclusifs et équitables pour tous les partenaires et doivent permettre un accès transnational au matériel numérisé pour tous. L'accès privilégié au matériel numérisé accordé au partenaire privé ne devrait pas être octroyé pour une période de plus de sept ans ;
- afin de garantir la préservation des collections sous un format numérique, une deuxième copie de ce matériel culturel devra être archivée sur Europeana. De plus, il faudrait élaborer un système de dépôt unique pour les matériels culturels qui doivent actuellement être déposés dans plusieurs pays en parallèle. » (lire l'intégralité des recommandations)
De l'avis des professionnels, ces recommandations étaient plutôt équitables en regard de ce que Google proposait pour la numérisation des œuvres. Neelie Kroes remercie ainsi le Comité « d'avoir présenté des propositions constructives sur la manière de faire s'ouvrir une période de “ Renaissance à l'ère numérique ” en Europe. » Effectivement, le rapport du Comité souligne que « le matériel du domaine public numérisé avec de l'argent public devrait être accessible gratuitement pour tous », dans une perspective proeuropéenne assumée : les pays devront s'accorder sur l'accès libre, si ce n'est procéder à une harmonisation de leurs lois relatives aux droits d'auteur.
Par ailleurs, le rapport « nouvelle Renaissance » suggère de générer des revenus via la publicité, ou des partenariats. Les contenus seront ré-utilisables, pour un usage non-lucratif, et le rapport n'exclut pas de faire payer quelques charges pour l'usage commercial, même s'il préfère là encore la gratuité, plus à même de créer « de nouveaux vecteurs d'information et de services ». Les mêmes conditions s'appliqueraient aux métadonnées (la carte d'identité d'un livre, auteur, ISBN, mots-clés…), que certains établissements publics protègent intellectuellement. Quant à Google, on lui suggère gentiment de suivre le mouvement.
Même les œuvres sous copyright sont traitées dans le rapport : en premier lieu, les œuvres orphelines, dont on ne connaît pas les ayants droit. Le comité recommande une recherche de ces derniers, mais qui soit moindre pour les œuvres les plus anciennes : quoi qu'il en soit, les ayants droits connus devront bien évidemment être rémunérés. Le Comité recommande aussi de tout faire pour éviter les cas d'œuvres orphelines dans le futur, notamment en harmonisant la législation européenne et en accordant la liberté de déplacement aux œuvres sur le territoire européen. Un Schengen en somme, qui n'aura pas besoin d'attendre son Lisbonne pour être vidé de sa substance…
Pour les œuvres indisponibles, le Comité recommande que les ayants droits aient la priorité de la numérisation : s'ils fournissent les fonds pour celle-ci, ils pourront par exemple bénéficier de réductions fiscales. Dans le cas où les ayants droit ne souhaitent pas numériser, le service « sera payé avec de l'argent public » et mis en ligne gratuitement. Les ayants droits recevront même une rémunération, malgré le fait qu'ils aient manqué à leur devoir d'exploitation commerciale et suivie de l'œuvre… (lire l'intégralité du rapport, en anglais)
On notera par ailleurs que les sommes allouées à la numérisation ne sont pas si grandioses, puisque « Les fonds nécessaires à la construction de 100 km de routes pourraient financer la numérisation de 16 % de tous les livres disponibles dans les bibliothèques de l'UE. » La nouvelle Renaissance promet, le changement c'est maintenant, quoi. Même le grand sceptique Frédéric Mitterrand ne cache pas sa joie : il « se réjoui[t] donc des pistes que trace le rapport du Comité des Sages pour amplifier encore le soutien donné au portail Europeana et donner une nouvelle dimension à la politique européenne en faveur de la numérisation du patrimoine ». Car les préconisations des sages vont bien contre les mesures imposées par Google. « Le rapport appelle avec force à la mise en place à cette fin de financements publics et de partenariats public-privé, comme la France le fait dans le cadre du projet sur les investissements d'avenir », écrivent Maurice Lévy, Élisabeth Niggemann et Jacques de Decker. (voir notre actualitté)
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Du domaine public à la numérisation par un opérateur privé (4)