Réédité en poche aux Éditions des Syrtes, dans une traduction de Tamás Szende et Laurence Leuilly, Calife-Cigogne de Mihály Babits réapparaît comme un éclat quelque peu oublié du modernisme européen.
Publié en 1916, ce roman, à la fois fantastique et introspectif, déploie avec calme une inquiétude diffuse : celle d’un homme divisé entre deux vies, deux consciences, deux vérités. Babits, poète, essayiste et traducteur de premier plan en Hongrie, appartient à une génération d’écrivains pour qui la littérature devient un terrain d’investigation intérieure.
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Le roman s’ouvre sur Elemér Tábory, jeune homme promis à un avenir brillant, installé dans le confort d’un domaine familial. Mais la nuit, une autre existence prend le relais : celle d’un apprenti charpentier pauvre, battu, méprisé, qui semble vivre aux antipodes de lui. Rien ne relie ces deux vies, sinon quelques sensations de déjà-vu, des images persistantes, comme les reflets brouillés d’un même miroir. À mesure que le récit progresse, la distinction entre rêve et réalité s’efface, jusqu’à rendre l’une et l’autre indiscernables. L'auteur installe une tension sourde, sans effets spectaculaires, où le fantastique sert moins à troubler qu’à observer : ce qui se joue ici, c’est la désagrégation tranquille d’une identité.
Le titre du roman fait écho à un conte du romancier allemand Wilhelm Hauff (1802–1827), auteur parmi d’autres de contes merveilleux du XIXᵉ siècle. Dans Le Calife Cigogne, Hauff évoque un souverain métamorphosé en oiseau, prisonnier de cette forme tant qu’il ne retrouve pas le mot magique censé lui rendre son humanité. Babits reprend cette image, non pour en faire une simple relecture ou une variation littéraire, mais pour en tirer une métaphore moderne : la métamorphose n’est plus le fruit d’un sortilège, mais le symptôme d’un écart intérieur.
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Mihály Babits, traducteur de Dante, Shakespeare, Goethe et Baudelaire, transpose ses lectures dans un univers profondément hongrois, traversé par les crises sociales et morales de l’après-Empire. Ce n’est pas un texte de doctrine, encore moins une construction allégorique : Calife-Cigogne demeure avant tout un roman de perception, où chaque phrase semble scruter les mouvements d’une conscience incertaine.
Calife-Cigogne peut être lu comme une métafiction sur la dissociation du sujet moderne. En ce sens, l'auteur n’illustre pas seulement l’angoisse d’un double, mais interroge le statut du sujet divisé — thème central du modernisme et lié aux crises d’identité de son époque. On peut aussi rapprocher cette dissociation d’un modèle freudien ou pré-psychanalytique : le sommeil, le rêve et l’ombre sont les zones où le refoulé émerge, où l’« autre » s’invite, même si rien de nouveau depuis les oneirocrites et autres somniatores. Babits dialogue avec son époque.
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Un autre angle possible : le roman comme critique implicite du système social de la Hongrie post-impériale. Le double qui émarge à la misère et subit humiliations symboliserait ce que la société rejette — l’ombre d’un individu hors des privilèges —, tandis que l’autre vit dans la légitimité. Le rapprochement progressif signale que l’ombre finit toujours par contaminer le jour, que la hiérarchie sociale repose sur une insécurité intérieure.
Enfin, la forme loge son propre geste : le peu d’action, la tension latente, le choix de l’ellipse font de ce roman un laboratoire d’intensité psychique, non un engin narratif spectaculaire. L’autorité profonde du texte ne se révèle pas dans l’intrigue, mais dans ce qu’il laisse percevoir du vide, du glissement, du silence.