#Roman francophone

Ladivine

Marie NDiaye

Ladivine nous entraîne dans le flux d'un récit ample et teinté de fantastique. Comme dans Trois femmes puissantes, Marie NDiaye déploie son écriture fluide et élégante, riche d'une infinité de ressources qui s'offrent au lecteur avec une fascinante simplicité.

Par Marie NDiaye
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

Elle redevenait Malinka à peine montée dans le train et ce ne lui était ni un plaisir ni un désagrément puisqu’elle avait cessé depuis longtemps de s’en rendre compte.

Mais elle le savait car elle ne pouvait plus alors répondre spontanément au prénom de Clarisse lorsqu’il arrivait, c’était rare, qu’une personne de connaissance ait pris le même train, la hèle ou la salue par son prénom de Clarisse et la trouve déconcertée, stupide et vaguement souriante, créant une situation de gêne réciproque dont Clarisse, un peu hébétée, ne pensait pas à les sortir en rendant simplement, avec un semblant de naturel, le bonjour, le comment ça va.

C’est à cela, à sa propre incapacité de répondre au prénom de Clarisse, qu’elle avait compris qu’elle était Malinka dès qu’elle montait dans le train de Bordeaux.

Elle savait qu’elle se serait aussitôt retournée si quelqu’un l’avait appelée ainsi, si quelqu’un, voyant son visage ou reconnaissant de loin sa silhouette fine, sa démarche toujours un peu précaire, s’était écrié : Hé, Malinka, bonjour.

Cela ne pouvait se produire — mais était-ce certain ?

Il y avait eu une époque, lointaine maintenant, où, dans une autre ville, une autre région, des filles et des garçons l’avaient appelée Malinka car ils ne lui connaissaient pas d’autre prénom et qu’elle non plus, du reste, ne s’en était pas encore inventé un.

Il n’était pas impossible qu’une femme ayant son âge l’aborde un jour et, avec un air de surprise ravie, lui demande si elle n’était pas cette Malinka de son passé, de ce collège et de cette ville dont elle, Clarisse, avait oublié le nom, l’aspect.

Et Clarisse ne pourrait s’empêcher de sourire, non pas vaguement mais avec confiance et hardiesse, et elle ne serait ni déconcertée ni stupide quoiqu’il fût certain qu’elle ne reconnaîtrait pas, elle, la femme qui prétendrait l’avoir connue quand elle était Malinka.

Mais elle reconnaîtrait son prénom et une manière qu’aurait la dernière syllabe de s’attarder dans l’atmosphère, traçant un sillage de promesses, d’attente heureuse et de jeunesse intacte, et c’est pourquoi il lui semblerait d’abord n’avoir aucune raison de laisser l’embarras s’installer entre elle et cette ancienne camarade dont elle ne se rappellerait rien, c’est pourquoi elle s’appliquerait à donner à son visage une expression de contentement pareille à celle de l’autre, avant de se souvenir du danger qu’il y avait pour elle à accepter de redevenir Malinka, même occasionnellement.

Elle n’osait penser alors à ce qu’il lui faudrait faire.

Tourner brusquement le dos à cette personne, grimacer en feignant l’incompréhension dépassait largement les timides entorses à la politesse, à l’amabilité que pouvait envisager de donner une Clarisse Rivière rompue à la neutralité.

Assise dans le train, les yeux fixés sur la vitre, sur le grain et les menues rayures du verre que son regard ne traversait pas, si bien qu’elle aurait été en peine de décrire le paysage qu’elle parcourait dans un sens le matin, dans l’autre le soir une fois par mois depuis des années et des années, elle tremblait d’appréhension en s’imaginant devoir se composer une attitude judicieuse dans le cas où quelqu’un l’appellerait Malinka.

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14/02/2013 402 pages 21,50 €
Scannez le code barre 9782070126699
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