#Roman étranger

La goûteuse d'Hitler

Rosella Postorino

Sélection Les 100 livres de l'année 2019 du magazine Lire 1943. Reclus dans son quartier général en Prusse orientale, terrorisé à l'idée que l'on attente à sa vie, Hitler a fait recruter des goûteuses. Parmi elles, Rosa. Quand les S. S. lui ordonnent de porter une cuillerée à sa bouche, Rosa s'exécute, la peur au ventre : chaque bouchée est peut-être la dernière. Mais elle doit affronter une autre guerre entre les murs de ce réfectoire : considérée comme "l'étrangère" , Rosa, qui vient de Berlin, est en butte à l'hostilité de ses compagnes, dont Elfriede, personnalité aussi charismatique qu'autoritaire. Pourtant, la réalité est la même pour toutes : consentir à leur rôle, c'est à la fois vouloir survivre et accepter l'idée de mourir. Couronné en Italie par le prestigieux prix Campiello, ce roman saisissant est inspiré de l'histoire vraie de Margot Wölk. Rosella Postorino signe un texte envoûtant qui, en explorant l'ambiguïté des relations, interroge ce que signifie être et rester humain. "Ce livre où l'on parle d'amour, de faim, de survie et de remords vous reste gravé dans le coeur". Marie Claire Italie

Par Rosella Postorino
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature Italienne

L’homme ne vit que d’oublier sans cesse

Qu’en fin de compte il est un homme.

Bertolt Brecht, L’Opéra de quat’sous.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

1


Nous sommes entrées une par une. Après plusieurs heures d’attente debout dans le couloir, nous avions besoin de nous asseoir. La pièce était grande avec des murs blancs. Au centre, une longue table en bois déjà dressée pour nous. Ils nous ont fait signe de nous y installer.

Je me suis assise et j’ai croisé les mains sur mon ventre. Devant moi, une assiette en porcelaine blanche. J’avais faim.

Les autres femmes avaient pris place sans bruit. Nous étions dix. Certaines se tenaient droites, l’air compassé, les cheveux tirés en chignon. D’autres regardaient à la ronde. La jeune fille en face de moi mordillait ses peaux mortes et les déchiquetait entre ses incisives. Ses joues tendres étaient marquées de couperose. Elle avait faim.

À onze heures du matin, nous étions déjà affamées. Mais cela ne tenait pas à l’air de la campagne, au voyage en autocar. Ce trou dans l’estomac, c’était de la peur. Depuis des années nous avions faim et peur. Et quand les effluves de nourriture sont montés à nos narines, notre sang s’est mis à cogner à nos tempes, notre bouche à saliver. J’ai regardé la fille couperosée. Il y avait la même envie chez elle et chez moi.

 

Mes haricots verts étaient agrémentés d’une noix de beurre. Du beurre, je n’en avais pas mangé depuis mon mariage. L’odeur des poivrons grillés me chatouillait le nez, mon assiette débordait, je ne la lâchais pas des yeux. Celle de ma voisine d’en face contenait du riz et des petits pois.

« Mangez », ont-ils dit d’un angle de la salle, c’était à peine plus qu’une invitation et pas tout à fait un ordre. Ils lisaient l’appétit dans nos yeux. Bouches entrouvertes, respirations précipitées. Nous avons hésité. Personne ne nous avait souhaité bon appétit, alors je pouvais peut-être encore me lever et dire merci, les poules ont été généreuses ce matin, un œuf me suffira pour aujourd’hui.

J’ai recompté les convives. On était dix, ce n’était pas la cène.

« Mangez ! » ont-ils répété dans l’angle de la salle, mais j’avais déjà sucé un haricot et senti mon sang affluer à la racine de mes cheveux, à l’extrémité de mes orteils, senti mon cœur ralentir. Devant moi Tu dresses une table face à mes adversaires – ces poivrons sont si onctueux –, Tu dresses une table sur le bois nu, pas même une nappe, de la vaisselle blanche, dix femmes : voilées, nous aurions eu tout de religieuses, un réfectoire de religieuses tenues au vœu de silence.

Au début, nous prenons de petites bouchées, à croire que nous ne sommes pas obligées de tout avaler, que nous pouvons refuser cette nourriture, ce repas qui ne nous est pas destiné, qui nous incombe par hasard, c’est le hasard qui nous rend dignes de partager son ordinaire. Mais ensuite, les aliments glissent dans l’œsophage, atterrissent dans ce creux qu’est notre estomac, et plus ils le remplissent, plus le creux grandit, plus nous serrons fort nos fourchettes. Le strudel aux pommes est un tel délice que les larmes me montent aux yeux, que j’enfourne des cuillerées de plus en plus grosses, les avalant à la suite jusqu’à ce qu’il me faille rejeter la tête en arrière et reprendre ma respiration, face à mes adversaires.

 

Ma mère disait que manger, c’est lutter contre la mort. Elle le disait avant Hitler, quand j’allais à l’école primaire du 10 Braunsteinstrasse à Berlin, et qu’Hitler n’existait pas. Elle nouait un ruban sur mon tablier et me tendait mon cartable, me recommandant de faire attention, de ne pas m’étrangler à la cantine. Chez nous, j’avais la mauvaise habitude de parler tout le temps, y compris la bouche pleine, tu es trop bavarde, me disait-elle, et je m’étouffais précisément parce qu’elle me faisait rire avec ses intonations tragiques, ses principes éducatifs établis sur une menace d’extinction. Comme si tout geste de survie nous exposait au risque de notre mort : vivre était dangereux et le monde un vaste piège.

Le repas terminé, deux SS se sont approchés et la femme à ma gauche s’est levée.

« On ne bouge pas ! Rassieds-toi ! »

Elle s’est laissée retomber comme s’ils lui avaient donné une bourrade. Une de ses tresses roulées en macaron s’est échappée de son épingle dans un léger balancement.

« Vous n’avez pas le droit de vous lever. Vous resterez ici, à table, jusqu’à nouvel ordre. En silence. Si les plats sont empoisonnés, l’effet sera rapide. » Le SS nous a dévisagées une à une, guettant nos réactions. Personne n’a bronché. Puis il s’est adressé de nouveau à celle qui s’était levée : elle portait le Dirndl traditionnel et avait peut-être voulu manifester sa déférence. « C’est l’affaire d’une heure, rassure-toi. Dans une heure, vous serez libres.

– Ou mortes », a souligné un de leurs hommes.

J’ai senti ma poitrine se serrer. La jeune fille couperosée a enfoui son visage dans ses mains, étouffant ses sanglots. « Arrête », a dit entre ses dents la brune à côté d’elle, mais à présent les autres pleuraient toutes comme des crocodiles rassasiés. Un effet de la digestion ? Allez savoir.

J’ai murmuré : « Puis-je vous demander votre nom ? » La jeune fille n’a pas compris que je m’adressais à elle. J’ai tendu le bras, effleuré son poignet, elle a sursauté, m’a regardée d’un air obtus, tous ses capillaires avaient éclaté. « Comment t’appelles-tu ? » ai-je répété. Elle a relevé la tête en direction de l’angle de la pièce, ne sachant si elle avait la permission de parler ; les gardes étaient distraits, midi approchait, on percevait une certaine langueur. Ils ne la surveillaient peut-être pas, alors elle a répondu tout bas : « Leni, Leni Winter » comme si elle posait une question alors qu’elle disait son nom. « Leni, je m’appelle Rosa, tu vas voir, nous serons bientôt rentrées chez nous. »

 

Leni sortait de l’enfance, ça se voyait à ses jointures potelées ; elle avait un visage de fille qu’on n’a jamais touchée dans une grange, pas même vaincue par la fatigue, les foins terminés.

En 1938, après le départ de mon frère Franz, Gregor m’avait amenée ici, à Gross-Partsch, pour me présenter à ses parents : ils vont tomber sous le charme, me disait-il, fier de la secrétaire berlinoise qu’il avait conquise, qui s’était fiancée avec son chef, comme dans les films.

Ce voyage en side-car vers l’est avait été un bonheur. En route vers l’est ! disait la chanson. Et les haut-parleurs ne se contentaient pas de la diffuser le 20 avril. L’anniversaire d’Hitler, c’était tous les jours.

Pour la première fois je prenais le ferry, partais avec un homme. Herta m’avait installée dans la chambre de son fils, expédiant ce dernier au grenier. Ses parents couchés, Gregor avait ouvert la porte et s’était glissé dans mes draps. « Non, avais-je murmuré, pas ici. – Alors allons dans la grange. » Mes yeux s’étaient voilés. « Je ne peux pas, si ta mère s’en aperçoit ? »

Nous n’avions jamais fait l’amour. Je ne l’avais jamais fait avec personne.

Gregor m’avait caressé doucement les lèvres, dessinant leur contour, puis il avait appuyé de plus en plus fort du bout de son doigt, jusqu’à découvrir mes dents, ouvrir ma bouche, y introduire deux doigts. Je les avais sentis secs sous ma langue. J’aurais pu serrer la mâchoire, le mordre. Gregor n’y avait même pas pensé. Il a toujours eu confiance en moi.

Dans la nuit, je n’avais pas pu résister, j’étais montée au grenier et cette fois, c’est moi qui avais poussé la porte. Gregor dormait. J’avais approché mes lèvres entrouvertes des siennes, pour mêler nos haleines, il s’était réveillé. « Tu voulais connaître mon odeur quand je dors ? » m’avait-il demandé en souriant. J’avais glissé un, puis deux, puis trois doigts entre ses mâchoires, j’avais senti sa bouche s’élargir, sa salive me mouiller. L’amour : une bouche qui ne mord pas. Ou la possibilité de serrer les mâchoires en traître, comme un chien qui se retourne contre son maître.

Je portais mon collier de pierres rouges quand, pendant le voyage du retour, il avait empoigné ma nuque. Nous ne l’avions pas fait dans la grange de ses parents, mais dans une cabine sans hublot.

« J’ai besoin de sortir », a murmuré Leni. J’ai été la seule à l’entendre.

La brune à côté d’elle avait des pommettes saillantes, les cheveux brillants, le regard dur.

« Chuuut », ai-je dit en caressant le poignet de Leni ; cette fois elle n’a pas sursauté. « Encore vingt minutes, c’est presque fini.

– Il faut que je sorte », a-t-elle insisté.

La brune l’a regardée de travers : « Tu ne peux pas te taire ? » Elle l’a secouée.

Un petit cri m’a échappé : « Mais qu’est-ce que tu fais ? »

Les SS se sont tournés vers moi. « Que se passe-t-il ? »

Les autres aussi se sont tournées vers moi.

« S’il vous plaît », a imploré Leni.

Un SS s’est dressé devant moi. Il lui a empoigné le bras et martelé à l’oreille quelque chose que je n’ai pas entendu, mais qui a froissé son visage, la rendant méconnaissable.

« Elle se sent mal ? » a demandé un autre soldat.

La femme en Dirndl a bondi sur ses pieds. « Du poison ! »

Les autres femmes se sont levées, tandis que Leni avait un haut-le-cœur, que le SS reculait juste à temps et qu’elle vomissait par terre.

Les soldats se sont élancés hors de la pièce, ont appelé le cuisinier, l’ont interrogé, le Führer avait raison, les Anglais veulent l’empoisonner, les femmes s’étreignaient, certaines pleuraient contre le mur, la brune allait et venait, les mains aux hanches, en faisant un drôle de bruit avec le nez. Je me suis approchée de Leni pour lui soutenir le front.

Les femmes se tenaient le ventre, mais pas à cause de la douleur. Elles avaient assouvi leur faim et n’y étaient plus habituées.

 

Ils nous ont retenues beaucoup plus d’une heure. Le sol a été nettoyé avec du papier journal et une serpillière, un relent âcre a persisté. Leni n’est pas morte, elle s’est contentée de ne plus trembler. Puis elle s’est endormie, sa main dans la mienne et la joue contre son bras posé sur la table, comme une petite fille. Je sentais mon estomac gonfler et bouillonner, mais j’étais trop fatiguée pour m’en préoccuper. Gregor s’était engagé.

Il n’était pas nazi, nous n’avons jamais été nazis. Adolescente, je ne voulais pas entrer dans la Bund Deutscher Mädel, je n’aimais pas le foulard noir passé dans le col de la chemise blanche. Je n’ai jamais été une bonne Allemande.

 

Quand le temps opaque et démesuré de notre digestion a marqué la fin de l’alerte, les soldats ont réveillé Leni et nous ont dirigées en file indienne vers l’autocar qui nous ramènerait à la maison. Mon estomac ne bouillonnait plus : il s’était laissé coloniser. Mon corps avait absorbé la nourriture du Führer, la nourriture du Führer circulait dans mon sang. Hitler était sain et sauf. Et moi, de nouveau affamée.

 

 

2


Ce jour-là, entre les quatre murs blancs du réfectoire, je devins une goûteuse d’Hitler.

C’était l’automne 1943, j’avais vingt-six ans, cinquante heures de voyage et sept cents kilomètres dans les pattes. J’avais quitté Berlin pour la Prusse-Orientale, la région natale de Gregor, et Gregor n’était pas là. Fuyant la guerre, j’avais déménagé depuis une semaine à Gross-Partsch.

Ils s’étaient présentés la veille sans prévenir chez mes beaux-parents et avaient déclaré nous cherchons Rosa Sauer. Leur arrivée m’avait échappé parce que j’étais derrière, dans la cour. Je n’avais même pas entendu le moteur de leur camionnette qui se garait devant la maison, mais j’avais vu les poules courir vers le poulailler en se bousculant.

« On te demande, avait dit Herta.

– Qui ? »

Elle avait tourné les talons sans répondre. J’avais appelé Zart, qui n’était pas venu : c’était un chat mondain, le matin il faisait sa tournée du village. Puis j’avais suivi Herta en pensant qui me demande, personne ne me connaît ici, je viens d’arriver, mon Dieu, Gregor serait-il revenu ? « Mon mari est revenu ? » avais-je dit à voix haute, mais Herta était déjà rentrée dans la cuisine et, dos à l’entrée, cachait le jour. Joseph aussi était debout, s’appuyant d’une main sur la table, le corps penché en avant.

« Heil Hitler ! » Deux silhouettes sombres avaient lancé le bras droit dans ma direction.

Je l’avais levé moi aussi en franchissant le seuil. L’ombre sur leurs visages s’était estompée. Dans la cuisine se tenaient deux hommes en vert-de-gris. L’un avait dit : « Rosa Sauer. »

J’avais acquiescé.

« Le Führer a besoin de vous. »

Il ne m’avait jamais vue de près ni de loin, le Führer. Et il avait besoin de moi.

Herta avait essuyé ses mains à son tablier et le SS avait poursuivi, en s’adressant à moi, ne regardant que moi, jaugeant cette main-d’œuvre de saine et robuste constitution. Certes la faim m’avait un peu affaiblie, la nuit les sirènes m’avaient privée de sommeil, la perte de tout et de tous avait flétri mes yeux. Mais mon visage était rond sous une épaisse chevelure blonde : jeune Aryenne déjà matée par la guerre, l’essayer c’est l’adopter, produit cent pour cent national, une excellente affaire.

L’un des SS avait quitté la pièce.

« On peut vous offrir quelque chose ? » avait demandé Herta avec un retard impardonnable. Les gens de la campagne ne savent pas recevoir les hôtes de marque. Joseph s’était redressé.

« Nous passerons demain matin à huit heures, soyez prête », avait déclaré le SS qui s’était tu jusque-là, et il était sorti à son tour.

Les Schutzstaffel faisaient-ils des manières ou bien n’aimaient-ils pas le café de glands torréfiés – mais il y avait peut-être du vin, une bouteille en réserve à la cave pour le retour de Gregor –, quoi qu’il en soit ils n’avaient pas accueilli la proposition d’Herta, tardive il faut bien le reconnaître. Ou, plus simplement, ils ne cédaient pas au vice, ils s’aguerrissaient par le renoncement, parce que le vice affaiblit tandis qu’ils étaient habités par la force de la volonté. Ils avaient aboyé Heil Hitler en levant le bras – c’était moi qu’ils montraient.

La camionnette repartie, je m’étais approchée de la fenêtre. Les traces de pneus dans le gravier marquaient le chemin de ma condamnation. J’avais changé de fenêtre, de pièce, rebondissant d’un bout de la maison à l’autre, en quête d’air, d’une issue. Herta et Joseph me suivaient. S’il vous plaît, laissez-moi réfléchir, laissez-moi respirer.

À en croire les SS, mon nom leur avait été transmis par le maire, qui dans un petit village connaît tout le monde, nouveaux venus compris.

« Il faut trouver une solution », Joseph avait empoigné sa barbe et la pétrissait comme si une idée pourrait en jaillir.

Travailler pour Hitler, sacrifier sa vie pour lui : n’était-ce pas le lot de tous les Allemands ? Mais que j’avale des aliments empoisonnés et que je meure de cette façon, sans un coup de feu, sans une détonation, Joseph ne l’acceptait pas. Une mort en sourdine, en coulisses. Une mort de rat, pas de héros. Les femmes ne meurent pas en héros.

« Il faut que je parte. »

J’avais collé mon visage à la vitre ; j’essayais d’inspirer profondément, mais chaque fois une douleur aiguë aux clavicules me coupait le souffle. Je changeais de fenêtre. Une douleur aux côtes, le souffle restait bloqué.

« Je suis venue ici pensant que ce serait mieux, et voilà que je risque de mourir empoisonnée », avais-je ironisé sur un ton de reproche à l’égard de mes beaux-parents, à croire que c’étaient eux qui avaient soufflé mon nom aux SS.

« Il faut que tu te caches, avait déclaré Joseph, que tu te réfugies quelque part.

– Dans la forêt, avait suggéré Herta.

– Où, dans la forêt ? Pour mourir de froid et de faim ?

– On t’apportera à manger.

– Bien sûr, avait confirmé Joseph, on ne va pas t’abandonner.

– Et s’ils me recherchent ? »

Herta avait regardé son mari. « À ton avis, ils la rechercheront ?

– Évidemment, ils ne prendront pas ça bien… » Joseph restait circonspect.

J’étais un déserteur sans armée, j’étais ridicule.

« Tu pourrais retourner à Berlin, avait-il suggéré.

– Oui, tu pourrais rentrer chez toi, avait renchéri Herta, ils ne te suivront pas aussi loin.

– Je n’ai plus de chez-moi à Berlin, vous vous souvenez ? Je ne serais jamais venue jusqu’ici si je n’y avais pas été obligée ! »

Les traits d’Herta s’étaient figés. Brusquement j’avais enfreint la pudeur imposée par nos rôles, par la faible connaissance que nous avions l’une de l’autre.

« Excusez-moi, je ne voulais pas dire…

– Ça ne fait rien. »

Je lui avais manqué de respect, mais en même temps j’avais ouvert la porte à la familiarité. Je l’avais sentie si proche que j’aurais voulu m’agripper à elle, gardez-moi avec vous, occupez-vous de moi.

« Et vous ? avais-je demandé. S’ils viennent, qu’ils ne me trouvent pas et s’en prennent à vous ?

– On saura se tirer d’affaire, avait répondu Herta avant de s’éloigner.

– Que comptes-tu faire ? » Joseph avait lâché sa barbe. C’était sans solution.

Je préférais mourir dans un endroit étranger, plutôt que dans ma ville, où je n’avais plus personne.

 

Le deuxième jour de ma vie de goûteuse, je me levai à l’aube. Le coq avait chanté et soudain, les grenouilles s’étaient tues, comme si elles avaient sombré toutes ensemble dans le sommeil ; c’est alors que je me sentis seule, après une longue nuit blanche. Je vis mes cernes dans le reflet de la fenêtre et me reconnus. Ces disques sombres n’étaient pas dus à l’insomnie ou à la guerre, ils avaient toujours marqué mon visage. Ferme donc ces livres, m’ordonnait ma mère, tu as une mine de papier mâché ; elle ne manquerait pas de fer, docteur ? s’inquiétait mon père. Et mon frère frottait son front contre le mien parce que ce glissement soyeux l’aidait à s’endormir. Dans le reflet de la fenêtre, je vis les mêmes yeux battus de mon enfance, et je sus qu’ils avaient été un présage.

Je sortis chercher Zart qui somnolait, couché en rond près du grillage des poules, comme s’il en était responsable. D’ailleurs ce n’est guère prudent de laisser des dames seules – Zart, en monsieur de l’ancien temps, le savait. Gregor, lui, était parti : il voulait être un bon Allemand, pas un bon mari.

La première fois que nous étions sortis ensemble, il m’avait donné rendez-vous devant un café près de la cathédrale et était arrivé en retard. Nous nous étions installés en terrasse, dans l’air vif en dépit du soleil. Je m’étais prise au jeu de déchiffrer dans le chœur des oiseaux un thème musical et dans leur vol une chorégraphie exécutée pour moi seule, pour ce moment enfin venu qui ressemblait à l’amour tel que je l’avais attendu adolescente. Un oiseau sortait du groupe, piquant seul et fier comme s’il voulait plonger dans la Spree, il effleurait l’eau de ses ailes déployées et remontait aussitôt : ce n’avait été qu’un désir soudain de fuir, une percée d’inconscience, un geste impulsif né dans l’ivresse de l’euphorie. Et cette euphorie, je la sentais crépiter dans mes mollets. Devant mon chef, le jeune ingénieur assis à une terrasse de café avec moi, je me découvrais euphorique. Le bonheur venait de commencer.

J’avais commandé une part de gâteau aux pommes, à laquelle je n’avais pas touché. Gregor me l’avait fait remarquer : Tu n’aimes pas ? J’avais ri : Je ne sais pas. J’avais poussé mon assiette devant lui, mais le voir avaler presque tout rond une première bouchée, hâte dont il était coutumier, avait réveillé mon appétit. Alors j’en avais pris un petit morceau, puis un autre, et nous nous étions retrouvés à manger dans la même assiette en parlant de tout et de rien, sans nous regarder, comme si cette intimité était déjà trop grande, jusqu’au moment où nos fourchettes à dessert s’étaient heurtées. Alors nous nous étions arrêtés, relevant la tête. Nous avions échangé un long regard, tandis que les oiseaux voltigeaient toujours ou se perchaient, fatigués, sur les branches, les balustrades, les réverbères, ou peut-être, allez savoir, pointaient du bec vers la rivière pour plonger et ne plus jamais refaire surface. Puis Gregor avait délibérément bloqué ma fourchette avec la sienne et c’était comme s’il m’avait touchée.

 

Herta vint ramasser les œufs plus tard qu’à son habitude : elle avait peut-être passé une nuit blanche elle aussi et ne s’était pas réveillée ce matin-là. Elle me trouva immobile sur la chaise en fer rouillée, Zart pour couvre-pieds ; elle s’assit à côté de moi, oubliant le petit déjeuner.

La porte grinça. « Ils sont déjà là ? » demanda Herta.

Adossé contre le chambranle, Joseph fit signe que non. « Les œufs », dit-il, l’index levé. Zart lui emboîta le pas, il marchait un peu de travers, sa chaleur me manqua.

Les lueurs de l’aube avaient reflué comme le ressac, dépouillant le ciel matinal maintenant pâle, exsangue. Les poules s’ébrouèrent, les oiseaux pépièrent et les abeilles bourdonnèrent contre cette lumière à vous donner la migraine, mais le grincement d’un véhicule qui freinait leur imposa silence. Nous entendîmes crier :

« Debout, Rosa Sauer ! »

Nous nous relevâmes d’un bond, Herta et moi, Joseph repartit en emportant les œufs, sans s’apercevoir qu’il en avait serré un trop fort : la coquille s’était brisée entre ses doigts, veinés de filets visqueux d’un orange brillant. Je ne pouvais m’empêcher de suivre leur trajet, ils se détacheraient de la peau et atterriraient sans bruit sur le sol.

« Dépêche-toi, Rosa Sauer ! » insistèrent les SS.

Herta me poussa dans le dos, j’avançai.

Je préférais attendre le retour de Gregor. Croire que la guerre finirait. Je préférais manger.

 

Dans l’autocar, après un rapide coup d’œil, je pris le premier siège libre, loin des autres femmes. Elles étaient quatre, deux assises ensemble, les autres isolées. Je ne me souvenais pas de leurs noms. Je ne connaissais que celui de Leni, qui n’était pas encore montée.

Aucune ne répondit à mon bonjour. Je regardai Herta et Joseph par la vitre auréolée de pluie. Sur le pas de la porte, elle levait le bras malgré son arthrose, il tenait un œuf cassé dans sa paume. Je regardai la maison – les tuiles noires de mousse, l’enduit rose et le buisson de valériane fleuri sur la terre nue – jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le virage. Je la regarderais tous les matins comme si je ne devais plus la revoir. Puis elle cesserait d’être un regret.

 

Le quartier général de Rastenburg était installé à trois kilomètres de Gross-Partsch, niché dans la forêt, invisible du ciel. Quand le chantier avait commencé, racontait Joseph, les gens des environs s’étaient interrogés sur cette ronde de fourgonnettes et de camions. L’aviation soviétique ne l’avait jamais localisé. Mais nous savions qu’Hitler était là, qu’il dormait tout près, et qu’en été il se débattrait peut-être dans son lit en essayant de tuer les moustiques qui troublaient son sommeil ; lui aussi s’acharnerait peut-être sur les cloques rougies, gagné par les envies contradictoires que suscite la démangeaison : vous avez beau ne pas supporter le chapelet de boutons sur votre peau, l’intense soulagement que vous éprouvez à vous gratter contredit votre envie de guérir.

On l’appelait Wolfsschanze, la Tanière du Loup. Le Loup était son surnom. Aussi ingénue que le Petit Chaperon rouge, j’avais atterri dans son ventre. Une armée de chasseurs le traquait. Pour le réduire à leur merci, ils n’hésiteraient pas à m’éliminer.

 

 

3


Arrivées à Krausendorf, devant l’école en briques rouges transformée en caserne, on se mit en marche les unes derrière les autres, en bon ordre. On traversa le hall, aussi dociles que des vaches, dans le couloir les SS nous arrêtèrent, nous fouillèrent. C’était odieux de sentir leurs mains s’attarder sur nos hanches, sous nos aisselles, et ne rien pouvoir faire, sinon rester en apnée.

On répondit à l’appel tandis qu’ils cochaient nos noms dans un registre ; je découvris que la brune qui avait rudoyé Leni s’appelait Elfriede Kuhn.

Ils nous firent entrer deux par deux dans une pièce qui sentait l’alcool, les autres attendant leur tour dehors. Je posai le coude sur un bureau d’écolier, un homme en blouse blanche noua un garrot autour de mon bras et tapota ma peau du bout de son index et de son majeur. La prise de sang sanctionna de façon définitive notre statut de cobayes. Si la veille nous avions pu avoir l’impression d’une inauguration, d’une répétition générale, dorénavant nous ne pouvions plus échapper à notre fonction de goûteuses.

Quand l’aiguille piqua ma veine, je me détournai. Elfriede était à côté de moi, concentrée sur la seringue qui aspirait son sang et se remplissait d’un rouge de plus en plus foncé. Je n’ai jamais supporté la vue de mon sang : admettre que ce liquide sombre vient de l’intérieur de moi me donne le vertige. Alors je fixai les yeux sur elle, sa posture à angle droit, son indifférence. Je devinais la beauté d’Elfriede, mais ne la voyais pas encore – un théorème mathématique en passe d’être démontré.

Avant que je m’en aperçoive, son profil se métamorphosa en un visage dur, braqué sur moi. Elle gonfla les narines comme si elle manquait d’air, tandis que j’ouvrais la bouche pour inspirer. Sans rien dire.

« Tenez-le », m’enjoignit le type en blouse en pressant un coton sur ma peau.

J’entendis le garrot libérer Elfriede dans un claquement et son siège racler le sol. Je me levai moi aussi.

 

Au réfectoire, j’attendis que les autres s’asseyent. La plupart avaient tendance à reprendre leur place de la veille ; la chaise en face de Leni resta inoccupée, elle devint la mienne.

Après le petit déjeuner – lait et fruits –, on nous servit le déjeuner. J’avais de la terrine d’asperges. Avec le temps, je comprendrais qu’en attribuant des combinaisons d’aliments différentes à des groupes différents, ils introduisaient un critère de contrôle supplémentaire.

J’observai la salle – les fenêtres et leurs barreaux en fer, la sortie sur la cour constamment surveillée par une sentinelle, les murs dépourvus de tableaux – comme on observe un lieu étranger. Mon premier jour d’école, quand ma mère était partie en me laissant dans la classe, j’étais triste à l’idée qu’il puisse m’arriver malheur à son insu. Ce n’était pas tant la menace du monde planant sur moi qui m’attristait que l’impuissance de ma mère. Que ma vie s’écoulât tandis qu’elle en ignorait tout me semblait inacceptable. Ce qui restait caché, même si ce n’était pas prémédité, constituait déjà une trahison. En classe, j’avais cherché une fissure dans le mur, une toile d’araignée, quelque chose qui puisse m’appartenir comme un secret. Mes yeux avaient erré dans la pièce, qui semblait immense ; puis j’avais remarqué qu’il manquait un bout de plinthe et m’étais sentie rassurée.

Dans le réfectoire de Krausendorf, les plinthes couraient intactes. Gregor n’était pas là, et je me retrouvais seule. Les bottes des SS dictaient le rythme du repas, scandaient le compte à rebours de notre mort possible. Quel délice, ces asperges, mais un poison est-il amer ? Je déglutissais et mon cœur cessait de battre.

Elfriede aussi mangeait des asperges et m’observait, je buvais de l’eau en abondance pour diluer l’angoisse. C’était peut-être ma robe qui l’intriguait, Herta avait peut-être raison, ce motif en damier était déplacé, je n’allais pas au bureau, je ne travaillais plus à Berlin, renonce à ton allure de citadine, m’avait dit ma belle-mère, sinon tout le monde te regardera de travers. Elfriede ne me regardait pas de travers, ou bien si, mais j’avais choisi ma robe la plus confortable, celle que je mettais le plus souvent – Gregor l’appelait l’uniforme. La robe sur laquelle je ne me posais pas de questions, ni si elle tombait bien, ni si elle me porterait chance ; c’était un refuge, y compris contre Elfriede qui me détaillait sans tenter de le dissimuler, fouillant mes carreaux avec une violence qui aurait pu les balayer, une violence qui aurait pu découdre les ourlets, dénouer les lacets de mes chaussures à talons, dégonfler la vague que mes cheveux dessinaient sur ma tempe, tandis que je continuais à boire et que je sentais enfler ma vessie.

Le repas n’était pas fini et je ne savais pas si nous avions l’autorisation de sortir de table. Ma vessie était douloureuse, comme dans la cave de Budengasse, où l’on se réfugiait la nuit, ma mère et moi, avec les autres occupants de l’immeuble quand retentissait l’alerte. Mais ici on n’avait pas de seau dans un coin et je n’arrivais pas à me retenir. Avant même de l’avoir décidé, je me levai, demandai à aller aux toilettes. Les SS acceptèrent ; alors qu’un échalas aux grands pieds m’escortait dans le couloir, j’entendis la voix d’Elfriede : « J’ai besoin d’y aller moi aussi. »

Le carrelage était abîmé, les joints noircis. Deux lavabos et quatre portes. Le SS resta en sentinelle dans le couloir, nous entrâmes, je m’enfermai dans un des WC. Je n’entendis aucune porte se fermer, ni l’eau couler. Elfriede avait disparu ou se tenait à l’affût. Le ruissellement de mon urine dans le silence était humiliant. Quand j’ouvris la porte, elle la bloqua du bout de sa chaussure. Elle posa sa main au creux de mon épaule, me plaqua contre le mur. Les carreaux sentaient le désinfectant. Elle approcha son visage du mien, avec une sorte de douceur.

« Que me veux-tu ? demanda-t-elle.

– Moi ?

– Pourquoi me regardais-tu pendant la prise de sang ? »

J’essayai de me dégager, mais elle m’en empêcha.

« Je te conseille de t’occuper de tes affaires. Ici il vaut mieux que chacune se mêle de ce qui la regarde.

– Je ne supporte pas la vue de mon sang.

– Mais le sang des autres, tu le supportes ? »

Un choc métallique contre le bois nous fit sursauter : Elfriede recula.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ? » demanda le SS dehors, avant d’entrer. Les carreaux étaient humides et froids, ou bien c’était la sueur dans mon dos. « Vous complotez ? » Il était chaussé de bottes énormes, parfaites pour écraser une tête de serpent.

« J’ai fait un malaise, sans doute à cause de la prise de sang, bredouillai-je en massant le point rouge au creux de mon coude, sur la veine en relief. Elle est venue à mon secours. Je me sens mieux maintenant. »

Le garde nous avertit que s’il nous surprenait à nouveau dans une attitude aussi intime, il nous donnerait une bonne leçon. Ou plutôt non, il en profiterait. Et il eut un rire inattendu.

On retourna au réfectoire, l’Échalas sur nos talons, aux aguets. Il n’avait rien compris.

Ce n’était pas de l’intimité entre Elfriede et moi, c’était de la peur. Nous jaugions les autres et l’espace autour de nous avec la terreur inconsciente des nouveau-nés.

Le soir, dans les toilettes des Sauer, le parfum d’asperge de mon urine me fit penser à Elfriede. Elle aussi, assise dans son WC, respirait cette odeur. Et Hitler aussi, dans son bunker à la Wolfsschanze. Ce soir-là, l’urine d’Hitler et la mienne sentaient pareil.

 

 

4


Je suis née le 27 décembre 1917, onze mois avant la fin de la Grande Guerre. Un cadeau de Noël tardif. Ma mère disait que Santa Klaus m’avait oubliée dans son traîneau, si bien empaquetée dans les couvertures qu’on ne me voyait pas, puis que, m’ayant entendue vagir, il avait dû repartir pour Berlin à contrecœur : ses vacances venaient de commencer et cette livraison hors programme l’enquiquinait. Heureusement qu’il s’en est aperçu, disait papa, cette année-là tu as été notre seul cadeau.

Mon père était cheminot, ma mère couturière. Le sol du séjour était toujours jonché de bobines et de fils de toutes les couleurs. Ma mère léchait une extrémité de l’aiguillée pour l’enfiler plus facilement dans le chas, et je l’imitais. En cachette, je prenais un bout de fil dans ma bouche et le faisais tourner avec ma langue, tâtant sa consistance contre mon palais ; quand il était devenu une boule humide, je ne résistais pas à l’idée de l’avaler et de découvrir si, une fois dedans, il serait mortel. Je passais les minutes suivantes à guetter les signaux de ma mort imminente, mais comme je ne mourais pas, je l’oubliais. Je gardais quand même le secret, puis la nuit j’y repensais, certaine que ma dernière heure était arrivée. Ce jeu avec la mort avait commencé très tôt. Je n’en parlais à personne.

Le soir, mon père écoutait la radio, pendant que ma mère balayait les fils qui jonchaient le sol, avant d’aller se coucher avec le Deutsche Allgemeine Zeitung, impatiente de lire un nouvel épisode de son roman-feuilleton préféré. Voilà ce qu’a été mon enfance : les vitres embuées des fenêtres qui donnaient sur Budengasse, les tables de multiplication apprises par cœur de façon précoce, le trajet à pied pour l’école dans des chaussures trop grandes puis trop petites, les fourmis décapitées entre deux ongles, les dimanches à l’église quand papa et maman lisaient, elle le psaume, lui les épîtres aux Corinthiens, et que je les écoutais sur notre banc, partagée entre la fierté et l’ennui, un pfennig caché dans ma bouche – le métal salé picotait et, les yeux mi-clos de plaisir, je poussais la pièce avec ma langue jusqu’à l’entrée de ma gorge, dans un équilibre de plus en plus précaire, prête à rouler, avant de la recracher d’un coup. Mon enfance, c’était les livres sous l’oreiller, les comptines que chantait mon père, colin-maillard dans la rue, le Stollen à Noël, les sorties au Tiergarten, ce jour où je m’étais approchée du berceau de Franz, avais saisi sa menotte entre mes dents et mordu de bon cœur. Mon frère avait hurlé comme tous les bébés au réveil, personne n’avait su ce que je lui avais infligé.

Ce fut une enfance constellée d’actes coupables et de secrets que j’étais trop occupée à préserver pour me soucier des autres. Je ne me demandais pas où mes parents se procuraient le lait qui coûtait des centaines puis des milliers de marks, s’ils prenaient d’assaut les épiceries en défiant la police. Je ne me suis pas demandé non plus des années plus tard s’ils se sentaient humiliés par le traité de Versailles, s’ils haïssaient les États-Unis comme tout le monde, s’ils se considéraient comme injustement condamnés pour s’être rendus coupables d’une guerre à laquelle mon père avait participé – il avait passé toute une nuit dans un cratère avec un Français, finissant par s’assoupir à côté du cadavre.

À cette époque où l’Allemagne accumulait blessure sur blessure, ma mère mouillait son aiguillée lèvres pincées, ce qui lui donnait un museau de tortue qui m’amusait, mon père écoutait la radio après son travail en fumant des cigarettes Juno et Franz sommeillait dans son berceau le bras replié et la main près de l’oreille, ses petits doigts refermés sur sa paume à la chair tendre.

Dans ma chambre, je faisais l’inventaire de mes fautes et de mes secrets, sans en concevoir le moindre remords.

 

 

5


« Je n’y comprends rien », gémit Leni. Nous étions assises à la table du réfectoire, débarrassée après le dîner, devant nos livres ouverts, munies de crayons que nous avaient fournis les gardes. « Il y a trop de mots difficiles.

– Par exemple ?

– Alym, non, amyl, attends. » Leni consulta une page. « Amylase salivaire, et celui-là, pepsi, euh, pep-si-no-gène. »

À huit jours de nos débuts, le cuisinier s’était présenté au réfectoire pour distribuer une série de manuels sur l’alimentation, qu’il nous invitait à lire : nous étions chargées d’une tâche sérieuse, avait-il déclaré, qui requérait des compétences. Il s’était présenté comme Otto Günther, mais nous savions que tout le monde le surnommait Krümel, La Miette. C’était ainsi que l’appelaient les SS, peut-être parce qu’il était petit et fluet. Quand nous arrivions à la caserne, il s’affairait déjà avec son équipe pour le petit déjeuner, que nous prenions tout de suite, tandis qu’Hitler s’attablait vers dix heures, après avoir reçu les nouvelles du front. Puis, vers onze heures, nous mangions ce qui constituerait son déjeuner. Après l’heure de battement, on nous ramenait chez nous, mais à cinq heures de l’après-midi, on revenait nous chercher pour goûter son dîner.

Le matin où Krümel nous avait distribué les livres, une des goûteuses avait feuilleté quelques pages et soupiré en haussant les épaules. Des épaules qu’elle avait larges et carrées, disproportionnées par rapport aux chevilles fines que découvrait sa jupe noire. Elle s’appelait Augustine. Leni en revanche avait pâli comme si on lui avait annoncé une interrogation imminente à laquelle elle était sûre d’échouer. Pour ma part, j’y voyais plutôt une consolation, non qu’il me semblât utile de mémoriser les phases du processus de digestion ou qu’il m’importât de briller. Ces schémas, ces tableaux étaient un dérivatif. Je pouvais me reconnaître dans ce goût pour l’apprentissage qui avait toujours été le mien et nourrir ainsi l’illusion de ne pas perdre mon identité.

 

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trad. Dominique Vittoz
02/01/2019 400 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782226401854
9782226401854
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