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Pour East Hundred
1
On était assis dans mon pick-up, devant le diner où elle travaillait. Greg, son patron, avait convaincu tout le monde qu’il était un génie.
« Il est vraiment intelligent, a lancé Jennifer. Tu sais ce qu’il m’a dit, hier, quand j’étais dans la cuisine ? » J’ai baissé la vitre pour faire entrer de l’air frais. Elle a sorti son poudrier de la boîte à gants, a fait pivoter le rétroviseur et s’est poudré le nez. Des phares de voiture sont apparus, loin derrière nous. « Tu t’en fiches complètement, a-t-elle dit.
— Nan, ça m’intéresse, ai-je dit. J’aimerais lui casser la figure. » Les phares se rapprochaient.
« Ouais, c’est ça. Tu te souviens la fois où tu as trouvé un écureuil blessé ? »
Je me suis tourné et j’ai vu passer à notre hauteur à toute vitesse un Tacoma surélevé avec, sur le plateau arrière, une cage métallique pour chiens. Des aboiements et des hurlements se sont enroulés autour de nous, puis éloignés, tandis que les phares arrière prenaient le virage suivant.
« C’était un bébé. Il était perdu. Il m’a trouvé.
— Tu as pleuré quand il est mort.
— Ça remonte à un bout de temps, ai-je dit.
— De toute façon, t’as jamais chassé.
— Je pêche.
— Oui, enfin, tu attrapes les poissons et tu les relâches.
— J’attrape les poissons et je les garde, chérie », ai-je dit, en avançant la main vers son jean.
Elle a repoussé ma main d’une tape. Choisir de ne pas chasser, par ici, était plus dur que pratiquer la chasse, vu toutes les conneries que les gens racontaient si tu n’allais pas patauger en tenue orange dès l’ouverture de la saison du cerf. « Arrête de batifoler avec Greg, ai-je dit.
— Tiens donc, regardez-moi ça, monsieur est jaloux. » Elle m’a caressé le bras.
La main sur le menton, j’ai tourné la tête de côté, au point d’en avoir mal, et je suis resté comme ça jusqu’à ce que ma nuque craque. Elle n’allait même pas m’embrasser. Quand les choses prenaient cette tournure entre nous, j’avais pour habitude de me faire mal sous ses yeux. Histoire de voir si ça la ferait réagir.
Elle a chantonné dans son coin, a regardé sa montre. « Arrange-toi pour pas être là quand je sortirai, a-t-elle dit.
— Mais tu vas faire comment si je suis pas là ?
— C’est fini entre nous. Je m’en vais.
— S’il te plaît, ai-je imploré. Non. »
Elle s’est avancée vers le diner sans se retourner, a passé une main dans ses cheveux, à la porte, et vérifié qu’elle était belle avant d’entrer. Elle était belle. On voyait à peine le soleil dans le ciel en cette fin novembre. Des nuages se dispersaient au-dessus des montagnes, au nord-ouest. La nuit tombait très tôt à cette période de l’année, il n’y avait jamais vraiment beaucoup de jour.
La ville était dans l’ombre des collines. Une route dans un sens, une route dans l’autre, et le malheureux croisement était la place principale, avec un palais de justice en briques, qui avait connu des jours meilleurs. Le bureau de poste de Bordon, la bibliothèque, des devantures vides et un ou deux magasins qui n’avaient pas encore mis la clé sous la porte. Et ensuite, le Dairy Queen abandonné, la résidence où habitait ma sœur et ce diner, au nord de la commune, sur la 231 en direction de Nitro Mountain, où se trouvaient la station-service et l’épicerie Foodville. Telles étaient les dernières expansions urbaines, si on pouvait dire. Puis le paysage se dégageait. Ma famille habitait par là-bas. Toutes les routes et les maisons semblaient écrasées par les contreforts, sur le point d’être ensevelies. À l’ouest toute, les montagnes égratignaient le ciel. La nuit, on apercevait une lumière rouge au sommet de Nitro Mountain.
Paru le 30/08/2017
292 pages
Fayard
20,90 €
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