Editeur
À Orianne, Antoine
et notre amour du cinéma
Dans le film Victor Victoria, que Blake Edwards sort en 1982, il y a un personnage de garde du corps. On ne sait pas trop pourquoi. L’homme qu’il est censé protéger fait trois fois sa taille et semble aimer la bagarre. Le garde du corps n’est perçu que par bribes : il entre en premier dans les pièces et ne s’assoit jamais à la table principale. Il révèle son homosexualité en croyant que son patron est homosexuel. Il se retrouve enfermé sur un balcon sous la neige parce que son patron n’est pas homosexuel. Ce personnage garde les corps des autres mais ne sait pas se garder lui-même. On meurt si facilement des autres. Il aurait pu mourir de froid sur ce balcon, ce ne sera pas le cas, la nuit passera quand même.
Si l’on suit Blake Edwards, le garde du corps a dû naître à la fin du XIXe siècle aux États-Unis, pas loin de Chicago. Dans le générique du film, il est désigné sous le nom « Squash », « Squash » Bernstein, comme ça : entre guillemets. Peut-être qu’en fait « Squash » s’appelle Melchior ou Balthazar. Seulement, si l’on suit Blake Edwards, « Squash » n’a pas beaucoup de consistance : il est l’ombre de son patron. Alors inventons. Retirons les guillemets à son prénom, ajoutons-lui un t. « Squash » devient Squatsh Bernstein.
Squatsh Bernstein n’existe pas, même au fin fond de la fiction de Victor Victoria, et là commence sa vie possible. Pourquoi, en effet, ne pas imaginer ce qu’auraient pu être les quarante premières années de Squatsh Bernstein pour qu’il arrive à ce balcon ? Le « pourquoi pas » est fabuleux. Pourquoi ne pas dire, par exemple, que Squatsh Bernstein n’est pas américain mais français, même parisien, et qu’il naît, tiens, en 1942, ce qui, à tout prendre, n’est pas une bonne idée…
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Dans ses moments de grande détresse, Squatsh Bernstein s’enfermait dans les toilettes du palier que sa famille partageait avec les Durant. Les Durant avaient bien tenté de récupérer l’appartement de ses parents pendant la guerre, mais à la Libération ils avaient été invités à restituer le bien aux Bernstein, retrouvant ainsi les joies communautaires incombant à la vie du troisième étage de cet immeuble parisien.
Un ballet s’était mis en place : chaque fois que Squatsh allait aux toilettes, M. Durant passait la tête dans l’embrasure de son entrée. Quelques minutes plus tard, il commençait à grogner en faisant les cent pas sur le palier. Quelques minutes après, il frappait à la porte. Au bout de dix minutes, il sonnait chez les Bernstein en hurlant contre leur manque d’éducation. Simon, le père de Squatsh, surgissait de l’appartement, criait à Squatsh de libérer les lieux et calmait M. Durant. Squatsh sortait en se tenant le ventre pour plus de crédibilité, mais, en voyant son fils ainsi, Martha déboulait à son tour sur le palier en vociférant contre M. Durant qui, selon elle, constipait tout le monde. Ce brouhaha occasionnait la venue de Mme Alama, la voisine du quatrième, qui tentait de comprendre puis de régler le problème.
Paru le 11/01/2018
265 pages
Editions Denoël
18,00 €
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