Sholmès : « Voyez-vous, Wilson, nous nous sommes trompés sur Lupin. Il faut reprendre les choses à leur début. »
Wilson : « Avant même si possible. »
Maurice Leblanc,
Arsène Lupin contre Herlock Sholmès
Préface
« Juste un mot en avant : un xiphophore. »
Ainsi débute le livre de mon père Caleb Traskman. J’ai déniché son manuscrit dans un carton remisé au fond de son grenier, où il avait la fâcheuse tendance à tout entasser. Le paquet de feuilles format A4 se cachait dans ce fourbi depuis un an, bien au chaud sous une lucarne qui, cet été-là, déversait une belle lumière du Nord. Mon père n’avait jamais révélé l’existence de ce manuscrit à personne, sûrement l’avait-il écrit seul dans son immense villa, face à la mer, lors des dix mois durant lesquels ma mère mourait à petit feu dans un hôpital, rongée par Alzheimer.
Cette histoire, à l’époque sans titre, il ne l’a pas bouclée. Pourtant, j’estime qu’il ne devait manquer qu’une dizaine de pages sur les presque cinq cents que compte le manuscrit. Pas grand-chose en soi, mais une catastrophe pour le genre littéraire dont il était devenu l’un des plus illustres représentants. Les thrillers de mon père faisaient trembler des centaines de milliers de lecteurs, et je tenais entre les mains sans doute l’un de ses meilleurs romans. Tordu, labyrinthique, angoissant à souhait. L’un des plus noirs, aussi. L’histoire de cette écrivaine, Léane, forgée dans le même fer que lui, m’a subjugué et m’a rappelé à quel point les livres de mon père étaient les miroirs de ses peurs profondes et de ses pires obsessions. Je pense qu’il n’était en paix avec lui-même que lorsqu’il déversait ses horreurs sur le papier. Et des horreurs, il y en a dans ce roman, foi de Traskman.
Alors, cette fameuse fin, me direz-vous ? Cette conclusion où tout était censé se résoudre, nom de Dieu ? Pourquoi Caleb Traskman, le roi de l’intrigue et des dénouements grandioses, n’avait-il pas livré toutes les réponses ? Pourquoi n’était-il pas allé au bout de son dix-septième livre ?
J’aurais pu croire qu’il avait tout arrêté à la suite du décès de ma mère, laissé le manuscrit en plan, sachant peut-être déjà qu’il se tirerait une balle dans la tête trois mois plus tard avec une arme de flic. Ou alors il n’avait pas su boucler son histoire. Oui, j’aurais pu croire cela si certains éléments du texte ne me racontaient pas le contraire, ne me murmuraient pas à l’oreille que, dès le début de l’écriture, mon père savait qu’il ne le finirait pas. Comme si cette « non-fin » faisait elle-même partie de l’intrigue, du « mystère Caleb Traskman ». Un dernier coup d’éclat avant sa mort.
Malgré tout, les plus cartésiens d’entre vous penseront : pourquoi s’acharner à rédiger un livre sans fin ? Pourquoi passer un an de sa vie à construire une maison dont on sait qu’on ne posera jamais la toiture ? Il y a là encore, au moment où je vous écris, une véritable énigme à résoudre, mais qui relève plutôt de la vie privée.
Paru le 04/11/2021
600 pages
9,70 €
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