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PREMIÈRE PARTIE
Rackamore
Chapitre premier
Adrana avait toujours détesté le docteur Morcenx, le médecin de notre famille depuis que nos parents avaient atterri sur Mazarile, avant notre naissance. Il avait vu Adrana grandir, et il avait été là quand l’épidémie avait emporté notre mère. Le fléau : la raison pour laquelle mon père s’en prenait à des hommes comme le capitaine Rackamore, les accusant de se mêler de choses qu’il aurait mieux valu ne pas déranger. Mais pour autant que je sache, personne n’a jamais prouvé que le fléau provenait d’un écrin.
Et cela ne l’avait pas empêché de se laisser convaincre d’investir précisément dans le genre d’entreprise qu’il désapprouvait.
Il était comme ça : aisément persuadé, malgré lui. Et la situation arriva à son point critique un forgedi soir du printemps 1799, à l’Historium. Père s’y était rendu pour savoir ce qu’était devenu son investissement. Et pour faire bonne impression parmi les huiles de la chambre de commerce de Mazarile, il nous avait traînées là avec lui et attendait de nous le comportement exemplaire de demoiselles bien élevées.
Adrana ne l’entendait pas de cette oreille.
— Docteur Morcenx ! (Père avait aperçu le médecin de famille à quelques tables de là.) Venez vous joindre à nous. Cela fait si longtemps que vous n’avez pas vu Adrana et Arafura. Regardez comme elles ont grandi.
Morcenx approcha en boitant, sa silhouette évoquait un poivrier. Il ne portait que du noir et semblait constamment trop couvert.
— C’est toujours un plaisir, monsieur Ness, dit-il de sa voix obséquieuse, levant une main à son front.
Puis il se mit à fredonner un petit air. Le docteur Morcenx fredonnait en permanence, comme pour censurer ses propres pensées, à la façon dont un crâne est capable d’étouffer le signal d’un autre.
— Vous pouvez être fier de vos filles, poursuivit-il, plus flatteur que jamais. Avec les résultats décevants de l’expédition du capitaine Lar, elles vous sont sans doute d’un grand réconfort. Vous n’aviez pas trop investi, j’espère ?
— Rien d’insurmontable, répondit Père, faisant bonne figure.
— Vous ne baissez jamais les bras, monsieur Ness. C’est tout à votre honneur. Comme vos filles. Deux magnifiques spécimens que j’ai eu le plaisir et le privilège d’accompagner dans leur développement.
Il se remit à fredonner, alors qu’il fourrait ses doigts courts et boudinés dans sa poche.
— Voulez-vous un… ?
— Nous avons passé l’âge des sucreries, l’interrompit Adrana. J’ai dix-huit ans, et Arafura les aura bientôt.
— J’en prendrai un, dis-je, laissant le médecin sortir son sachet de bonbons et faire tomber un morceau de gingembre confit dans ma paume.
— Je souhaitais m’entretenir avec vous, poursuivit le docteur Morcenx, s’adressant à notre père. J’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser… en particulier pour Arafura. Ces jeunes années sont si précieuses…
Paru le 04/07/2018
408 pages
Bragelonne
25,00 €
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