Editeur
Le vent, le vent de l’encre se lève à son passage et souffle dans ses pas.
Et le livre qui suit, n’étant composé que des traces de ses pas, s’en va lui aussi au hasard.
Sylvie Germain
La Pleurante des rues de Prague
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Guillaume Apollinaire
« Le pont Mirabeau », Alcools
À ma mère
Ce qui vient, ce qui part
Rue des Écuyers, avril 1950
Ce soir, Louis n’est pas rentré. Je viens d’allumer les lampes dans le séjour, dans la cuisine, dans le couloir. Leur lumière chaude et dorée, celle qui accompagne la tombée du jour, si réconfortante, ne sert à rien. Elle n’éclaire qu’une absence. Dans leur chambre, baignés, séchés, au chaud dans leurs pyjamas aux couleurs douces, les petits sont à leurs jeux, à leurs leçons, à leur monde. Puis ils ont faim, les voilà à la cuisine, qui me demandent pourquoi Louis n’est pas là.
Je ne sais que leur dire. Peut-être vais-je leur expliquer qu’il va arriver ; il sera resté faire ses devoirs chez un ami, ils auront bavardé, il se sera attardé et aura laissé passer l’heure. Et j’essaierai de croire mes propres paroles tout en préparant le repas, en surveillant le four, en disposant les assiettes, les verres, en rangeant la vaisselle superflue empilée sur l’évier, il ne va pas tarder, venez dîner.
Je n’ai pas encore fermé les volets, je ne peux m’y résoudre, ce serait murer la maison, ce serait dire à Louis qu’il ne peut plus entrer, que la vie s’est retranchée à l’intérieur et que personne ne doit désormais en franchir le seuil. Les vitres sont froides sous la courbe des doubles rideaux en percale retenus par leur cordon torsadé. Je fixe les points lumineux des lampes qui s’y reflètent, ils démultiplient l’espace en créant un monde inversé, d’une insondable profondeur.
Dehors, la nuit est là, elle succède à un jour d’avril changeant que le soleil a réchauffé, à peine, pas assez pour qu’on puisse croire enfin au printemps, un jour à la lumière assourdie, ouatée, avec un ciel ocellé de nuages gris clair.
Étienne vient d’arriver, je l’entends, le bruit de son pas dans l’escalier l’a précédé, les marches avalées deux par deux, son habitude, éviter celles qui grincent. Il embrasse les enfants qui courent vers lui, une cavalcade joyeuse, puis il se défait de sa veste, enlève ses chaussures. Je reste en retrait. Il s’avance pour m’embrasser, je recule d’un pas, le fixe sans un mot. Puis je parviens seulement à dire Louis n’est pas rentré. J’entends ma propre voix, blanche, sourde, embourbée, à l’image du visage exsangue, du visage de craie que je viens de croiser dans le miroir de l’entrée. Je tiens mes mains posées bien à plat sur ma robe, pour qu’il ne voie pas combien elles tremblent. Venez finir votre repas, les enfants, j’ai fait du dessert. Étienne les rejoint et s’installe à table. Il avise le couvert inutilisé en face de lui, et aussi mon assiette restée vide, deux disques de faïence blanche éclairés par la lampe à suspension. Il regarde sa montre. Il me regarde.
Paru le 04/01/2018
190 pages
Les Editions Noir Sur Blanc
14,00 €
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