Pour accéder à la postérité, nul besoin d’être un héros
ou un génie – il suffit de planter un arbre.
I. Les oiseaux d’Ababil
Je relèverai tes pans jusque sur ton visage, afin qu’on voie ta honte.
Jérémie, 13, 26
1.
Paris, Ville lumière.
Qu’un seul de ses lampadaires s’éteigne, et le monde entier se retrouve dans le noir.
Nous étions quatre kamikazes ; notre mission consistait à transformer la fête au Stade de France en un deuil planétaire.
Serrés dans la voiture qui nous transportait à vive allure sur l’autoroute, nous ne disions rien. Il y avait deux frères que je ne connaissais pas, un devant avec Ali le chauffeur, l’autre sur la banquette arrière à côté de Driss, et moi.
Le frère de devant avait glissé un CD dans le lecteur de bord et depuis, nous ne faisions qu’écouter cheikh Saad el-Ghamidi déclamer les sourates, la voix aussi pénétrante qu’un envoûtement. Je n’ai jamais entendu quelqu’un réciter le Coran mieux que ce savant de l’islam. Ce n’étaient pas des cordes vocales qu’il avait, mais un arc-en-ciel chantant dans la gorge. Je crois que nous en étions émus aux larmes, sauf peut-être Ali qui semblait nerveux derrière son volant.
J’essayais de me distraire en contemplant la campagne ; la voix de Lyès revenait sans cesse me rappeler à l’ordre : « Tu veux finir comme Moka ? »
Moka était un peu l’idiot de Molenbeek. À soixante ans, il demeurait le même gamin des faubourgs où les nuits arrivent trop vite. Le veston en cuir garni de pin’s, le jean déchiré aux genoux, il était persuadé que l’âge n’avait pas de prise sur lui. Sa passion, c’étaient les galopins qu’il retrouvait tous les jours au parc des Muses pour leur raconter ses quatre cents coups revus et corsés à l’envi sans se douter que son jeune auditoire n’était là que pour se payer sa tête.
Personne ne souhaitait finir comme Moka, en ivrogne déglingué avec du flou dans les yeux et une cervelle en berne.
« Regarde derrière toi et dis-moi ce que tu vois. » Nous étions dans un kebab à mordre dans nos sandwiches. J’avais jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule. « Imbécile, avait pesté Lyès, la bouche dégoulinante de jus. Je te montre la lune et tu regardes mon doigt. C’est de ton passé qu’il s’agit. Qu’as-tu fait de ta chienne de vie ? Que dalle. Derrière toi, il n’y a que du vent. À cinq ans, tu traînais dans les rues. Dix ans après, tu crapahutes encore sur place. Tu n’as jamais risqué un pas à l’extérieur de la case départ… Tu sais ce qu’il arrive aux types qui attendent ce qu’ils n’osent pas aller chercher ? Ils ne vivent pas, ils pourrissent sur pied. »
À l’époque, l’adolescent Lyès n’avait ni dieu ni prophète. La religion lui était aussi étrangère que ces formules mathématiques qui vous court-circuitent les neurones avant que vous ayez fini de les recopier sur le cahier. Il n’était qu’un mal luné de dix-sept ans qui ne savait rien faire de ses dix doigts, à part mettre son poing dans la figure d’un gars de la cité d’en face ou bien montrer son majeur à un vigile trop curieux.
Paru le 16/08/2018
264 pages
Julliard
19,00 €
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