#Roman francophone

L'homme qui aimait les chiens

Leonardo Padura, René Solis, Elena Zayas

En 2004, Iván, écrivain frustré, responsable d’un misérable cabinet vétérinaire de La Havane, revient sur sa rencontre en 1977 avec un homme mystérieux qui promenait sur la plage deux lévriers barzoï. “L’homme qui aimait les chiens” lui fait des confidences sur Ramón Mercader, l’assassin de Trotski qu’il semble connaître intimement.

Par Leonardo Padura, René Solis, Elena Zayas
Chez Editions Métailié

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Genre

Littérature sud-américaine

 

 

 

 

 

 

 

Londres, 22 août 1940 (TASS). – Communiqué de la radio londonienne : “Léon Trotski est décédé aujourd’hui dans un hôpital de Mexico, des suites d’une fracture du crâne, victime d’un attentat perpétré la veille par une personne de son entourage immédiat.”


Leandro Sánchez Salazar : Il ne se méfiait pas ?

Détenu : Non.

L.S.S. : Vous n’avez pas pensé que c’était un vieil homme sans défense et que vous agissiez avec la plus grande lâcheté ?

D. : Je ne pensais rien.

L.S.S. : Vous vous êtes éloignés de l’endroit où il donnait à manger aux lapins, de quoi parliez-vous en marchant ?

D. : Je ne me souviens pas s’il parlait ou non.

L.S.S. : Il n’a pas vu que tu prenais le piolet ?

D. : Non.

L.S.S. : Juste après que tu lui as asséné le coup, qu’a-t-il fait ?

D. : Il a sauté comme s’il était devenu fou, il a crié, comme un fou, je me souviendrai toute ma vie du son de ce cri.

L.S.S. : Montre-moi comment il a fait, vas-y.

D. : A………… a……… a……… ah…… ! Mais très fort.

 

(Extrait de l’interrogatoire de Jacques Mornard Vandendreschs ou Frank Jacson, assassin présumé de Léon Trotski, mené par le colonel Leandro Sánchez Salazar, chef du service secret de la police de Mexico D.F., dans la nuit du vendredi 23 et à l’aube du samedi 24 août 1940.)

 

 

 

 

 

 

 

1

La Havane, 2004

 


– Repose en paix, furent les derniers mots du pasteur.

Si cette phrase usée, si impudiquement théâtrale dans la bouche de ce personnage, eut jamais un sens, ce fut en cet instant précis où les fossoyeurs, avec une habileté désinvolte, descendirent le cercueil d’Ana dans la fosse ouverte. La certitude que la vie peut devenir le pire enfer, et que cette mise en terre me libérait du joug de la peur et de la douleur, m’envahit comme un soulagement mesquin et je me demandai si d’une certaine façon je n’enviais pas le passage final de ma femme vers le silence, car pour certains la mort, être totalement et vraiment mort, est parfois ce qui ressemble le plus à une bénédiction de ce Dieu avec lequel Ana avait essayé de me réconcilier, sans beaucoup de succès, dans les dernières années de sa pénible vie.

Dès que les fossoyeurs eurent refermé la sépulture et disposé sur la pierre tombale les couronnes de fleurs que les amis leur tendaient, je fis demi-tour et m’éloignai, résolu à me soustraire aux nouvelles accolades et aux traditionnelles condoléances que les gens se sentent toujours obligés de présenter. À ce moment, toute autre parole au monde était superflue : seule la formule éculée du pasteur avait un sens et je voulais m’y raccrocher. Repos et paix : ce qu’Ana obtenait enfin et que je réclamais moi aussi.

Lorsque je m’assis dans la Pontiac pour attendre Daniel, je sus que j’étais au bord de l’évanouissement et j’eus la conviction que si mon ami ne me sortait pas du cimetière, je serais incapable de trouver une issue vers la vie. Le soleil de septembre brûlait le toit de la voiture, mais je sentais que je n’étais pas en état de bouger. Avec le peu de forces qui me restait, désemparé et oppressé, je fermai les yeux pour ne pas succomber au vertige, tandis que je sentais une sueur aux émanations acides glisser sur mes paupières et sur mes joues, sourdre de mes aisselles, de mon cou, de mes bras, inonder mon dos calciné par le vinyle du siège, et devenir un courant chaud qui se précipitait le long de mes jambes avant de s’engouffrer dans le puits des chaussures. Je me demandai si cette transpiration fétide et cette immense fatigue n’étaient pas le prélude à ma désintégration moléculaire ou tout au moins à l’infarctus qui me terrasserait dans les minutes suivantes, et je trouvai que dans les deux cas cela pouvait être des solutions faciles, désirables même, bien que franchement injustes : je n’avais pas le droit d’obliger mes amis à supporter deux enterrements en trois jours.

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L'homme qui aimait les chiens

Leonardo Padura trad. René Solis, Elena Zayas

Paru le 18/10/2024

741 pages

Editions Métailié

14,00 €