#Roman francophone

Arcadie

Isabelle Carré, Emmanuelle Bayamack-Tam

Farah et ses parents ont trouvé refuge dans une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles, inadaptés au monde extérieur tel que le façonnent les nouvelles technologies, la mondialisation et les réseaux sociaux. Farah pense être une fille, mais découvre qu'elle n'a pas tous les attributs attendus. Cependant elle s'épanouit dans ce drôle de paradis au milieu des arbres, des fleurs et des bêtes, observant les adultes mettre tant bien que mal en pratique leurs beaux principes : décroissance, antispécisme, naturisme, amour libre et pour tous, y compris pour les disgraciés, les vieux, les malades... Mais cet éden est établi à la frontière franco-italienne, dans une zone blanche sillonnée par les migrants ; ses portes vont-elles s'ouvrir pour les accueillir ?

Par Isabelle Carré, Emmanuelle Bayamack-Tam
Chez Editions Gallimard

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Pour Célia, Céline, Geneviève et Philippe, les membres du seul club qui vaille.

« Une vraie communauté est le produit d’une loi intérieure, et la plus profonde, la plus simple, la plus parfaite et la première des lois est celle de l’amour. »

Robert Musil, L’Homme sans qualités

Nous arrivons dans la nuit, après un voyage éprouvant dans la Toyota hybride de ma grand-mère : il a quand même fallu traverser la moitié de la France en évitant lignes à haute tension et antennes-relais, tout en endurant les cris de ma mère, pourtant emmaillotée de tissus blindés. De l’accueil reçu le soir même et de mes premières impressions quant aux lieux, je ne me rappelle pas grand-chose. Il est tard, il fait noir, et je dois partager le lit de mes parents parce qu’on ne m’a pas encore prévu de chambre – en revanche, je n’ai rien oublié de mon premier matin à Liberty House, de ce moment où l’aube a pointé entre les rideaux empesés sans vraiment me tirer du sommeil.

Allongés sur le dos, les mains mollement nouées dans leur giron, un masque de satin sur leurs visages de cire, mes parents me flanquent comme deux gisants paisibles. Cette paix, je ne l’ai jamais connue avec eux. De jour comme de nuit, il a fallu que je fasse avec les souffrances de ma mère et les soucis torturants de mon père, leur agitation permanente et stérile, leurs visages convulsés et leurs discours anxieux. Du coup, bien que je sois impatiente à l’idée de me lever et de découvrir mon nouveau foyer, je reste là, à écouter leur souffle, à me faire petite pour mieux jouir de leur chaleur et partager voluptueusement leurs draps.

Du dehors, des trilles guillerets me parviennent comme si des nichées de passereaux invisibles s’associaient à ma joie d’être en vie. C’est le premier matin et je suis neuve aussi. Je finis par me lever et m’habiller sans bruit pour descendre l’escalier de marbre, notant au passage l’usure des marches en leur milieu, comme si la pierre avait fondu. Je m’agrippe respectueusement à la rampe de chêne, elle-même assombrie et polie par les milliers de mains moites qui l’ont empaumée, sans compter les milliers de cuisses juvéniles qui l’ont triomphalement enfourchée pour une propulsion express jusque dans le hall d’entrée. Au moment même où j’effleure le bois verni, je suis assaillie de visions suggestives : Mädchen in Uniform, kilts retroussés sur des jambes gainées de laine opaque, chevelures nattées, rires aigus des filles entre elles. Il y a là quelque chose qui tient aux lieux eux-mêmes, à leur imprégnation par un siècle d’hystérie pubertaire et d’amitiés saphiques – mais je n’en comprendrai la raison que plus tard, quand j’aurai connaissance de la destination première de la bâtisse où je viens tout juste d’emménager. Pour l’heure, je me contente de descendre l’escalier à petits pas et de humer comme une odeur de religion dans le grand hall au dallage bicolore. Oui, ça sent l’encaustique, le parchemin, la cire fondue et la dévotion, mais je m’en fous complètement : ouste, à moi la liberté, l’air vivifiant du dehors, l’évaporation de la rosée, le petit matin rien que pour moi.

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Arcadie

Emmanuelle Bayamack-Tam

Paru le 14/02/2019

439 pages

Editions Gallimard

21,90 €