#Roman francophone

L'Assassin à la pomme verte

Christophe Carlier

« J’éprouvais pour Elena une tendre reconnaissance. J’avais toujours voulu tuer quelqu’un. Pour y parvenir, il me manquait simplement de l’avoir rencontrée » songe Craig, fraîchement débarqué des États-Unis comme Elena d’Italie. Tous deux se trouvent pour une semaine au Paradise : un palace, vrai monde en soi, où l’on croise parfois au bar d’étranges clients. Par exemple cet homme de Parme, mari volage et volubile, découvert assassiné au lendemain de leur arrivée. Entre Craig et Elena naît un sentiment obsédant, fait d’agacement et d’attirance, sous l’oeil impitoyable de Sébastien, le réceptionniste, auquel rien n’échappe. Ou presque. Dans cette envoûtante et spirituelle fiction à plusieurs voix, chacun prenant à son tour la parole, chacun observant l’autre, épiant son voisin, amour et meurtre tendent à se confondre. En émule d’Agatha Christie et de Marivaux, Christophe Carlier prouve avec maestria que l’accidentel, dans le shaker du grand hôtel, a partie liée avec l’imaginaire. Et qu’un assassin peut être aussi discret que l’homme à chapeau melon de Magritte, au visage dissimulé à jamais derrière une pomme verte.

Par Christophe Carlier
Chez Serge Safran Editeur

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Genre

Littérature française

Dimanche

 

Craig

C'est après la descente d'avion, après les formalités et les désagréments d'usage, quand j'ai pu enfin prendre place dans un taxi, que j'ai vraiment eu le sentiment d'être en France. La voiture allait vite. Je me suis retrouvé dans Paris où m'attendait, immuable, la poésie des choses usées, la pierre des immeubles aux angles arrondis et la trompeuse courtoisie des passants sous laquelle affleurent par instant des pointes de sauvagerie.
Le décalage horaire m'avait plongé dans une douceur pâteuse. Pendant quelques minutes, je me suis senti envahi par la bienveillance. Le fait n'est pas courant. Mon lot ordinaire est plutôt une sourde colère contre mes semblables, dont je me dis que ce sera probablement le dernier sentiment que j'éprouverai. Sur le lit de douleur où me cloueront tuyaux, sangles et perfusions, je m'agacerai encore de la lenteur d'une soignante, de la respiration d'un voisin, de l'écho interminable d'une conversation dans le couloir.
Le chauffeur s'est arrêté devant le plus grand palace de la rive droite, le Paradise, où l'on m'avait réservé une chambre. J'étais invité à Paris par plusieurs institutions dont les largesses combinées aboutissaient à cette façade noble protégeant un hall bruissant d'activité feutrée. On mesure à certains détails que la vie passe et qu'on recevra désormais plus d'égards qu'on n'en mérite. Cette toute petite défaite, qui porte également le nom de réussite sociale, m'a tenu compagnie tandis que je m'engouffrais dans le tourniquet, entre les hommes d'affaires imposants, les touristes fortunés et les belles étrangères occupées d'elles-mêmes.
À la réception, j'ai été accueilli par un jeune homme aux yeux clairs et aux longues mains blanches, qui m'a d'emblée parlé en anglais. L'accent était bon et le ton très juste, ménageant un partage égal entre politesse et indépendance. Le personnel des grandes maisons ne s'abaisse pas pour vous servir. Dans les phrases du réceptionniste, la courtoisie et l'indifférence se donnaient la réplique. Je vous parle et je vous ignore, je suis là et pas là, avec vous et sans vous. Un être poli comme une statue de marbre en qui une petite flamme humaine s'éclairait et s'éteignait, alternativement.
Le garçon d'ascenseur m'a demandé si j'avais fait bon voyage, puis si j'étais content d'être à Paris. Que faire, sinon tenir le rôle attendu du touriste subjugué par la capitale ? Dans un français pataud, j'ai répondu très agréable, vraiment, et bien content d'être là, tout en me demandant ce que ça pouvait lui foutre. Pourquoi ne préférait-il pas, comme moi, le silence aux banalités ? Quand je suis arrivé au quatrième étage, ils m'avaient déjà exaspéré, lui, sa bonne humeur et son air sournois.
On m'a conduit jusqu'à ma chambre. La décoration parvenait à donner une impression d'opulence malgré la double contrainte du manque d'espace et de la vétusté. Un miroir dédoublait le maigre corridor. Des draperies chamarrées habillaient de faste des fenêtres aux huisseries branlantes. La pièce était tendue de toile dont les motifs, reproduisant des scènes de genre, se répondaient, en bleu ou en rouge, d'un pan de mur à l'autre. Une manière de décliner les couleurs du drapeau, dans ce pays sans patriotisme où tout le monde est chauvin. La salle de bains hollywoodienne constituait un morceau de bravoure, bien qu'on n'ait pu dissimuler, sous le marbre et l'or, la banalité de l'intime. Il m'a fallu moins de trois minutes pour faire le tour de mon domaine. J'étais bien logé, en somme, à la façon d'une fleur en pot.
Je suis sorti presque aussitôt, sans même m'asseoir sur le lit, où j'aurais craint de m'endormir trop vite. Il y a une heure pour rattraper le sommeil en retard, avant laquelle l'assoupissement est une malédiction.
À travers l'air rafraîchi par l'automne, j'ai marché sous les arcades de la rue de Rivoli, en direction du Louvre, avant de tourner au hasard dans une voie adjacente. Dans ce quartier où nul n'habite, le nom des grands hôtels résume à lui seul l'orgueil et la misère de l'homme. Le Paradise, où l'on m'avait logé, installe ses hôtes dans le bonheur d'avant la chute. Non loin de là, le Ritz, au sifflement serpentin, introduit le désir au jardin d'Éden.
Rien n'avait changé depuis mon dernier passage. Entre les groupes piaillants et les couples béats, des Parisiens agacés foulaient de mauvaise grâce le sol d'un des plus beaux endroits du monde, qui n'avait rien d'autre à leur offrir que la perpétuation de sa morne splendeur. La plupart avançaient, somnambules, l'oreille vissée à un téléphone portable. Les seuls qui ont paru s'apercevoir de ma présence ne l'ont fait que pour me notifier un excès de lenteur à m'effacer sur leur passage. Je venais d'un monde qu'ils devaient juger synonyme de balourdise et de modernité, et qui conspirait de fait à la perte du leur. Nous nous croisions sur fond de guerre tiède.

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23/08/2012 178 pages 15,00 €
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