#Essais

Dora Bruder

Patrick Modiano, Didier Sandre

Dans une vieille édition de Paris Soir, celle du 31 décembre 1941, le narrateur lit, par hasard, une petite annonce dans la rubrique " D'hier à aujourd'hui ". On y recherche une fugueuse âgée de quinze ans, Dora Bruder. Hier, c'est le temps du Paris occupé, de l'étoile jaune, des rafles et des internements; aujourd'hui, ce sont les dernières années du vingtième siècle, quand ce passé tragique taraude les vivants. Entre le 25 février 1926, jour de naissance de Dora, et le 13 août 1942, date de son internement au camp de Drancy, l'écrivain enquêteur recherche les étincelles de vie qui combattent l'ensevelissement par l'oubli, et les transmet au lecteur avec justesse et émotion.

Par Patrick Modiano, Didier Sandre
Chez Editions Gallimard

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Genre

CD K7 Littérature

Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique : « D'hier à aujourd'hui ». Au bas de celle-ci, j'ai lu :

« PARIS
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. »

Ce quartier du boulevard Ornano, je le connais depuis longtemps. Dans mon enfance, j'accompagnais ma mère au marché aux Puces de Saint-Ouen. Nous descendions de l'autobus à la porte de Clignancourt et quelquefois devant la mairie du XVIIIe arrondissement. C'était toujours le samedi ou le dimanche après-midi.
En hiver, sur le trottoir de l'avenue, le long de la caserne Clignancourt, dans le flot des passants, se tenait, avec son appareil à trépied, le gros photographe au nez grumeleux et aux lunettes rondes qui proposait une « photo souvenir ». L'été, il se postait sur les planches de Deauville, devant le bar du Soleil. Il y trouvait des clients. Mais là, porte de Clignancourt, les passants ne semblaient pas vouloir se faire photographier. Il portait un vieux pardessus et l'une de ses chaussures était trouée.
Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958. À chaque carrefour, des groupes de gardes mobiles, à cause des événements d'Algérie.
J'étais dans ce quartier l'hiver 1965. J'avais une amie qui habitait rue Championnet. Ornano 49-20.
Déjà, à l'époque, le flot des passants du dimanche, le long de la caserne, avait dû emporter le gros photographe, mais je ne suis jamais allé vérifier. À quoi avait-elle servi, cette caserne ? On m'avait dit qu'elle abritait des troupes coloniales.
Janvier 1965. La nuit tombait vers six heures sur le carrefour du boulevard Ornano et de la rue Championnet. Je n'étais rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues.
Le dernier café, au bout du boulevard Ornano, côté numéros pairs, s'appelait « Verse Toujours ». À gauche, au coin du boulevard Ney, il y en avait un autre, avec un juke-box. Au carrefour Ornano-Championnet, une pharmacie, deux cafés, l'un plus ancien, à l'angle de la rue Duhesme.
Ce que j'ai pu attendre dans ces cafés... Très tôt le matin quand il faisait nuit. En fin d'après-midi à la tombée de la nuit. Plus tard, à l'heure de la fermeture...
Le dimanche soir, une vieille automobile de sport noire – une Jaguar, me semble-t-il – était garée rue Championnet, à la hauteur de l'école maternelle. Elle portait une plaque à l'arrière : G.I.G. Grand invalide de guerre. La présence de cette voiture dans le quartier m'avait frappé. Je me demandais quel visage pouvait bien avoir son propriétaire.
À partir de neuf heures du soir, le boulevard était désert. Je revois encore la lumière de la bouche du métro Simplon, et, presque en face, celle de l'entrée du cinéma Ornano 43. L'immeuble du 41, précédant le cinéma, n'avait jamais attiré mon attention, et pourtant je suis passé devant lui pendant des mois, des années. De 1965 à 1968. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris.

D'hier à aujourd'hui. Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l'un à l'autre. Celui de 1965 et celui de 1942.
En 1965, je ne savais rien de Dora Bruder. Mais aujourd'hui, trente ans après, il me semble que ces longues attentes dans les cafés du carrefour Ornano, ces itinéraires, toujours les mêmes —je suivais la rue du Mont-Cenis pour rejoindre les hôtels de la Butte Montmartre : l'hôtel Roma, l'Alsina ou le Terrass, rue Caulaincourt –, et ces impressions fugitives que j'ai gardées : une nuit de printemps où l'on entendait des éclats de voix sous les arbres du square Clignancourt, et l'hiver, de nouveau, à mesure que l'on descendait vers Simplon et le boulevard Ornano, tout cela n'était pas dû simplement au hasard. Peut-être, sans que j'en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient là, déjà, en filigrane.
J'essaye de trouver des indices, les plus lointains dans le temps. Vers douze ans, quand j'accompagnais ma mère au marché aux Puces de Clignancourt, un juif polonais vendait des valises, à droite, au début de l'une de ces allées bordées de stands, marché Malik, marché Vernaison... Des valises luxueuses, en cuir, en crocodile, d'autres en carton bouilli, des sacs de voyage, des malles-cabines portant des étiquettes de compagnies transatlantiques – toutes empilées les unes sur les autres. Son stand à lui était à ciel ouvert. Il avait toujours au coin des lèvres une cigarette et, un après-midi, il m'en avait offert une.

Je suis allé quelquefois au cinéma, boulevard Ornano. Au Clignancourt Palace, à la fin du boulevard, à côté de « Verse Toujours ». Et à l'Ornano 43.
J'ai appris plus tard que l'Ornano 43 était un très ancien cinéma. On l'avait reconstruit au cours des années trente, en lui donnant une allure de paquebot. Je suis retourné dans ces parages au mois de mai 1996. Un magasin a remplacé le cinéma. On traverse la rue Hermel et l'on arrive devant l'immeuble du 41 boulevard Ornano, l'adresse indiquée dans l'avis de recherche de Dora Bruder.
Un immeuble de cinq étages de la fin du XIXe siècle. Il forme avec le 39 un bloc entouré par le boulevard, le débouché de la rue Hermel et la rue du Simplon qui passe derrière les deux immeubles. Ceux-ci sont semblables. Le 39 porte une inscription indiquant le nom de son architecte, un certain Richefeu, et la date de sa construction : 1881. Il en va certainement de même pour le 41.
Avant la guerre et jusqu'au début des années cinquante, le 41 boulevard Ornano était un hôtel, ainsi que le 39, qui s'appelait l'hôtel du Lion d'Or. Au 39 également, avant la guerre, un café-restaurant tenu par un certain Gazal. Je n'ai pas retrouvé le nom de l'hôtel du 41. Au début des années cinquante, figure à cette adresse une Société Hôtel et Studios Ornano, Montmartre 12-54. Et aussi, comme avant la guerre, un café dont le patron s'appelait Marchal. Ce café n'existe plus. Occupait-il le côté droit ou le côté gauche de la porte cochère ?
Celle-ci ouvre sur un assez long couloir. Tout au fond, l'escalier part vers la droite.

Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l'on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient.
Il suffit d'un peu de patience.
Ainsi, j'ai fini par savoir que Dora Bruder et ses parents habitaient déjà l'hôtel du boulevard Ornano dans les années 1937 et 1938. Ils occupaient une chambre avec cuisine au cinquième étage, là où un balcon de fer court autour des deux immeubles. Une dizaine de fenêtres, à ce cinquième étage. Deux ou trois donnent sur le boulevard et les autres sur la fin de la rue Hermel et, derrière, sur la rue du Simplon.
Ce jour de mai 1996 où je suis revenu dans le quartier, les volets rouillés des deux premières fenêtres du cinquième étage qui donnaient rue du Simplon étaient fermés, et devant ces fenêtres, sur le balcon, j'ai remarqué tout un amas d'objets hétéroclites qui semblaient abandonnés là depuis longtemps.
Au cours des deux ou trois années qui ont précédé la guerre, Dora Bruder devait être inscrite dans l'une des écoles communales du quartier. J'ai écrit une lettre au directeur de chacune d'elles en lui demandant s'il pouvait retrouver son nom sur les registres :
8 rue Ferdinand-Flocon.
20 rue Hermel.
7 rue Championnet.
61 rue de Clignancourt.
Ils m'ont répondu gentiment. Aucun n'avait retrouvé ce nom dans la liste des élèves des classes d'avant-guerre. Enfin, le directeur de l'ancienne école de filles du 69 rue Championnet m'a proposé de venir consulter moi-même les registres. Un jour, j'irai. Mais j'hésite. Je veux encore espérer que son nom figure là-bas. C'était l'école la plus proche de son domicile.

J'ai mis quatre ans avant de découvrir la date exacte de sa naissance : le 25 février 1926. Et deux ans ont encore été nécessaires pour connaître le lieu de cette naissance : Paris, XIIe arrondissement. Mais je suis patient. Je peux attendre des heures sous la pluie.

Un vendredi après-midi de février 1996, je suis allé à la mairie du XIIe arrondissement, service de l'état civil. Le préposé de ce service – un jeune homme – m'a tendu une fiche que je devais remplir :

« Demandeur au guichet : Mettez votre
Nom
Prénom
Adresse
Je demande la copie intégrale d'acte de naissance concernant :
Nom BRUDER Prénom DORA
Date de naissance : 25 février 1926
Cochez si vous êtes :
L'intéressé demandeur
Le père ou la mère
Le grand-père ou la grand-mère
Le fils ou la fille
Le conjoint ou la conjointe
Le représentant légal
Vous avez une procuration plus une carte d'identité de l'intéressé(e)
En dehors de ces personnes, il ne sera pas délivré de copie d'acte de naissance. »

J'ai signé la fiche et je la lui ai tendue. Après l'avoir consultée, il m'a dit qu'il ne pouvait pas me donner la copie intégrale de l'acte de naissance : je n'avais aucun lien de parenté avec cette personne.
Un moment, j'ai pensé qu'il était l'une de ces sentinelles de l'oubli chargées de garder un secret honteux, et d'interdire à ceux qui le voulaient de retrouver la moindre trace de l'existence de quelqu'un. Mais il avait une bonne tête. Il m'a conseillé de demander une dérogation au Palais de Justice, 2 boulevard du Palais, 3e section de l'état civil, 5e étage, escalier 5, bureau 501. Du lundi au vendredi, de 14 à 16 heures.
Au 2 boulevard du Palais, je m'apprêtais à franchir les grandes grilles et la cour principale, quand un planton m'a indiqué une autre entrée, un peu plus bas : celle qui donnait accès à la Sainte-Chapelle. Une queue de touristes attendait, entre les barrières, et j'ai voulu passer directement sous le porche, mais un autre planton, d'un geste brutal, m'a signifié de faire la queue avec les autres.
Au bout d'un vestibule, le règlement exigeait que l'on sorte tous les objets en métal qui étaient dans vos poches. Je n'avais sur moi qu'un trousseau de clés. Je devais le poser sur une sorte de tapis roulant et le récupérer de l'autre côté d'une vitre, mais sur le moment je n'ai rien compris à cette manœuvre. À cause de mon hésitation, je me suis fait un peu rabrouer par un autre planton. Était-ce un gendarme ? Un policier ? Fallait-il aussi que je lui donne, comme à l'entrée d'une prison, mes lacets, ma ceinture, mon portefeuille ?
J'ai traversé une cour, je me suis engagé dans un couloir, j'ai débouché dans un hall très vaste où marchaient des hommes et des femmes qui tenaient à la main des serviettes noires et dont quelques-uns portaient des robes d'avocat. Je n'osais pas leur demander par où l'on accédait à l'escalier 5.
Un gardien assis derrière une table m'a indiqué l'extrémité du hall. Et là j'ai pénétré dans une salle déserte dont les fenêtres en surplomb laissaient passer un jour grisâtre. J'avais beau arpenter cette salle, je ne trouvais pas l'escalier 5. J'étais pris de cette panique et de ce vertige que l'on ressent dans les mauvais rêves, lorsqu'on ne parvient pas à rejoindre une gare et que l'heure avance et que l'on va manquer le train.
Il m'était arrivé une aventure semblable, vingt ans auparavant. J'avais appris que mon père était hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière. Je ne l'avais plus revu depuis la fin de mon adolescence. Alors, j'avais décidé de lui rendre visite à l'improviste.
Je me souviens d'avoir erré pendant des heures à travers l'immensité de cet hôpital, à sa recherche. J'entrais dans des bâtiments très anciens, dans des salles communes où étaient alignés des lits, je questionnais des infirmières qui me donnaient des renseignements contradictoires. Je finissais par douter de l'existence de mon père en passant et repassant devant cette église majestueuse et ces corps de bâtiment irréels, intacts depuis le XVIIIe siècle et qui m'évoquaient Manon Lescaut et l'époque où ce lieu servait de prison aux filles, sous le nom sinistre d'Hôpital Général, avant qu'on les déporte en Louisiane. J'ai arpenté les cours pavées jusqu'à ce que le soir tombe. Impossible de trouver mon père. Je ne l'ai plus jamais revu.

Mais j'ai fini par découvrir l'escalier 5. J'ai monté les étages. Une suite de bureaux. On m'a indiqué celui qui portait le numéro 501. Une femme aux cheveux courts, l'air indifférent, m'a demandé ce que je voulais.
D'une voix sèche, elle m'a expliqué que pour obtenir cet extrait d'acte de naissance, il fallait écrire à M. le procureur de la République, Parquet de grande instance de Paris, 14 quai des Orfèvres, 3e section B.
Au bout de trois semaines, j'ai obtenu une réponse.

« Le vingt-cinq février mil neuf cent vingt-six, vingt et une heures dix, est née, rue San terre 15, Dora, de sexe féminin, de Ernest Bruder né à Vienne (Autriche) le vingt et un mai mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, manœuvre, et de Cécile Burdej, née à Budapest (Hongrie) le dix-sept avril mil neuf cent sept, sans profession, son épouse, domiciliés à Sevran (Seine-et-Oise) avenue Liégeard 2. Dressé le vingt-sept février mil neuf cent vingt-six, quinze heures trente, sur la déclaration de Gaspard Meyer, soixante-treize ans, employé et domicilié rue de Picpus 76, ayant assisté à l'accouchement, qui, lecture faite, a signé avec Nous, Auguste Guillaume Rosi, adjoint au maire du douzième arrondissement de Paris. »

Le 15 de la rue Santerre est l'adresse de l'hôpital Rothschild. Dans le service maternité de celui-ci sont nés, à la même époque que Dora, de nombreux enfants de familles juives pauvres qui venaient d'immigrer en France. Il semble qu'Ernest Bruder n'ait pas pu s'absenter de son travail pour déclarer lui-même sa fille ce jeudi 25 février 1926, à la mairie du XIIe arrondissement. Peut-être trouverait-on sur un registre quelques indications concernant Gaspard Meyer, qui a signé au bas de l'acte de naissance. Le 76 rue de Picpus, là où il était « employé et domicilié », était l'adresse de l'hospice de Rothschild, créé pour les vieillards et les indigents.
Les traces de Dora Bruder et de ses parents, cet hiver de 1926, se perdent dans la banlieue nord-est, au bord du canal de l'Ourcq. Un jour, j'irai à Sevran, mais je crains que là-bas les maisons et les rues aient changé d'aspect, comme dans toutes les banlieues. Voici les noms de quelques établissements, de quelques habitants de l'avenue Liégeard de ce temps-là : le Trianon de Freinville occupait le 24. Un café ? Un cinéma ? Au 31, il y avait les Caves de l'Île-de-France. Un docteur Jorand était au 9, un pharmacien, Platel, au 30.
Cette avenue Liégeard où habitaient les parents de Dora faisait partie d'une agglomération qui s'étendait sur les communes de Sevran, de Livry-Gargan et d'Aulnay-sous-Bois, et que l'on avait appelée Freinville. Le quartier était né autour de l'usine de freins Westinghouse, venue s'installer là au début du siècle. Un quartier d'ouvriers. Il avait essayé de conquérir l'autonomie communale dans les années trente, sans y parvenir. Alors, il avait continué de dépendre des trois communes voisines. Il avait quand même sa gare : Freinville.
Ernest Bruder, le père de Dora, était sûrement, en cet hiver de 1926, manœuvre à l'usine de freins Westinghouse.

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Dora Bruder

Patrick Modiano

Paru le 28/10/2009

1 pages

Editions Gallimard

16,15 €