#Roman francophone

Et si tu n'existais pas

Claire Gallois

Ce livre, c'est un peu comme un secret que je vais dire à tout le monde. L'histoire d'un engagement que j'ai pris enfant et que je n'ai jamais oublié. Nous sommes dans les années quarante. J'ai six ans et je n'ai jamais vu ma mère. Un dimanche de juillet, elle arrive dans une belle Citroën noire et m'emporte en dix minutes. Ma nourrice court dans la poussière blanche soulevée par la voiture et jette son tablier noir sur sa tête. Je grimpe contre la lunette arrière et je lui dis en moi-même : "Je te retrouverai, je te le jure".

Par Claire Gallois
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Littérature française

J’aurais voulu naître sous X.

Jamais on ne m’aurait enlevée à Yaya. Jamais je n’aurais eu le sentiment d’être reniée. On dit que la plupart des enfants, éloignés par leur mère à la naissance, sans état civil d’origine, privés du nom, de l’histoire de leurs parents, vivent chaque rencontre dans la peur de l’abandon. Pas moi. Il existe des abandons exemplaires. Généreux. Courageux comme un aveu d’impuissance à croire en l’avenir de l’enfant qui vient de naître. En tout cas, on peut l’espérer.

J’aurais préféré que ce choix appartienne à ma mère.

 

 

J’avais deux mois quand Yaya m’a reçue dans ses bras. C’était une orpheline, sans âge, sans avenir, formée par les religieuses au métier de brodeuse et qui, jusqu’à mon arrivée, avait gagné sa vie à l’atelier des anges d’un couvent, à Brest. Entre vêpres et complies, jour après jour, à l’aide de deux fils d’or sur coton mouliné, elle ornait les chasubles, les surplis, les étoles de figures liturgiques.

Les renseignements généraux de multiples paroisses, consultées tour à tour par ma grand-mère, avaient joué un grand rôle dans le choix de cette Bretonne à la vertu garantie. Idéale pour remplir une mission qui se devait discrète. Pas d’attaches, pas de famille, pas de connaissances ni d’amis hors du clergé.

De plus – et seul le hasard peut offrir de telles coïncidences –, on la dépayserait pour moi depuis Brest dans un hameau proche de La Souterraine, une commune de la Creuse. La Souterraine, quel mot, fût-il le nom d’un village, pour illustrer au mieux la crainte d’éventuels racontars ?

Elle s’appelait Emilia Humily, dite « Yaya » dès mes premiers balbutiements, mais son nom entier, de même que son histoire, je ne l’apprendrais que bien des années plus tard.

En ma présence, ses yeux, sa bouche ne cessaient de rire, de sourire. Grimpée sur ses genoux, j’adorais toucher du doigt sa dent en or qui brillait comme un bijou. Le matin, j’escaladais son lit, elle faisait semblant de dormir et je la réveillais par des baisers-papillon, mes cils contre ses cils, jusqu’à ce que s’ouvrent ses paupières froissées. Ses yeux, à l’iris décoloré, m’apaisaient autant que la flamme de ma petite veilleuse dont la mèche, ancrée sur une minuscule croix de fer, voguait la nuit sur une soucoupe remplie d’huile.

Sa peau mate, aux pores dilatés, me semblait aussi belle que celle d’une orange. Si je lui demandais pourquoi elle cachait ses grandes oreilles plates sous les bandeaux de ses cheveux châtains, ramenés par épingles en maigre boudin sur sa nuque, elle répondait :

– C’est pour mieux garder tes secrets, mon enfant.

Le soir, elle me berçait, blottie entre ses bras, mon visage niché au creux de son cou. Elle chantonnait « Ma poupée chérie / Ne veut pas s’endormir / Petit ange blond tu me fais souffrir… » Sa voix tremblait un peu, je lui demandais :

– Tu vas pleurer, Yaya ?

Elle me serrait fort :

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02/01/2017 144 pages 16,50 €
Scannez le code barre 9782234081246
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