#Essais

L'énigme des premières phrases

Laurent Nunez

"Longtemps, je me suis couché de bonne heure". "Aujourd'hui, maman est morte". "DOUKIPUDDONKTAN, se demanda Gabriel, excédé". Voici trois premières phrases parmi les plus célèbres de livres ô combien célèbres. Elles ouvrent A la recherche du temps perdu, L'Etranger et Zazie dans le métro. Ce livre en contient quinze autres (plus deux interludes) que Laurent Nunez examine, mot après mot, signe de ponctuation après signe de ponctuation. Tout ce que l'on peut deviner d'une oeuvre, et peut-être de son auteur, n'est-il pas contenu dans "sa" première phrase, si on l'étudie bien ? Dans les mots mêmes, leur arrangement, leur harmonie, se révèlent une pensée et l'homme (ou la femme) même qui l'ont conçue. Le nouvel essai de Laurent Nunez, aussi instructif qu'ironique, aussi passionnant que savant, interroge les premières phrases des chefs-d'oeuvre de la littérature française. Et l'on verra : un homme fou d'une femme (Racine) et une femme folle d'un homme (Duras) ; un écrivain qui perd sa mère (Camus) et un poète que sa mère abandonne (Baudelaire) ; des rôles qu'on joue très mal (Gide) et d'autres qu'il est interdit de jouer (Molière) ; des nuits où l'on est ivre (Mallarmé) et des lendemains où l'on n'arrive même plus à écrire (Barthes) ; le début d'une belle histoire (Zola) et la possible fin de l'histoire du monde (Aragon) ; la solitude (Rousseau) et l'amitié salvatrice (Flaubert), un homme qui n'ose pas dire qu'il est "hormosessuel" (Queneau) et un autre qui le dit à sa façon (Proust). Bref, la vie même, cette vraie vie qui comme dit Proust est la littérature. Italo Calvino avait écrit Comment lire les classiques ?, voici le "comment (re)lire les classiques ?" des temps nouveaux.

Par Laurent Nunez
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Critique littéraire

Ce que j’apporte dans la littérature, c’est que je ne me place pas devant un spectacle en essayant de le décrire autant que je peux, mais en disant : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

MALLARMÉ

 

 

À l’origine


Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?

Ne cherchez pas. Nous n’avons pas la mémoire des origines ni des commencements. Nous ne savons rien de notre premier rire, du jour de notre naissance, ni du moment de notre création. Nous ignorons d’où vient ce langage qui nous permet d’être ensemble et de penser. Nous avons oublié le premier mot prononcé par le premier humain. Nous ne nous souvenons même pas du premier mot que nous avons prononcé.

Les écrivains sont des gens qui ont décidé de prendre leur revanche sur ces premières fois perdues à jamais. Enfants, ils n’avaient pu choisir le premier mot sorti de leur bouche ! Alors ils font désormais très attention aux premières lignes de leurs livres, qu’on appelle dans à peu près toutes les langues : incipit.

Incipit, dans cette très vieille langue qui est à l’origine de la nôtre : ça commence.

Qu’est-ce qui commence ? Le spectacle. L’incipit en effet, c’est le rideau qui se lève. Abracadabra ! Ce sont des premiers mots qu’on espère magiques, mais qu’on n’a pas toujours écrits en premier. En 1909, un homme alité griffonne : « J’étais couché depuis une heure environ. » Comme c’est laid ! En 1911, il se redresse un peu : « Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit. » Comme c’est lourd ! Proust mit trois ans pour écrire cette phrase si simple : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Il faut du temps pour se fier à son oreille, et plus de temps encore pour chanter juste. Même Céline, qui aimait paraître désinvolte, a douté jusqu’au dernier moment devant l’incipit du Voyage. Sur le manuscrit envoyé à l’éditeur : « Ça a commencé comme ça. » Sur les épreuves envoyées à l’imprimeur : « Ça a débuté comme ça. » Ceux qui ne voient pas la différence sont des sauvages.

Hélas : que nous reste-t-il des premières fois où nous avons lu ces premiers mots merveilleux ? Nous étions trop jeunes, trop intimidés. Nous sommes passés devant ces portiques sans même en admirer les finitions – ou en les admirant aveuglément.

Ce livre propose de tout reprendre depuis le début.

« Aujourd’hui, Maman est morte » ; « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse » ; « DOUKIPUDONKTAN, se demanda Gabriel, excédé. » Ces premières phrases sont en fait trop célèbres, et on ne les cite plus que machinalement – afin de passer à autre chose. Mais que se passerait-il si l’on prenait le temps de les relire vraiment, mot à mot, et comme disait Rimbaud, « littéralement et dans tous les sens » ? Que se passerait-il si, convoquant toutes les ruses, on pratiquait sur ces énoncés cristallisés par la gloire une microlecture abrasive ?

Les pessimistes : « Il croit qu’on peut dire des choses neuves sur des textes classiques ! » Oui, car la méthode est neuve : elle consiste à voir le langage. Oh ! Je n’ignore pas ce que mes microlectures ont d’hystérique : elles cherchent à savoir, coûte que coûte. Elles croient que chaque phrase est un coffre, dont les clés seraient forgées par la grammaire, l’étymologie, les figures de rhétorique. Mais elles prouvent surtout qu’un texte littéraire est illisible, parce que personne ne peut réfléchir ainsi sur 200 ou 300 pages.

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08/03/2017 208 pages 13,00 €
Scannez le code barre 9782246861515
9782246861515
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