#Roman francophone

Serge

Yasmina Reza

"En début d'année, Serge s'était rendu en Suisse pour faire une cure de bouillon. Harcelé par Valentina pour changer de corps, il avait accepté une retraite dans une clinique de médecine intégrative sur le lac de Vaar. Là, humant l'air du Waponitzberg sur sa terrasse panoramique et carrelée, engoncé dans une pelisse de mouton et ceint d'une couverture, il entamait à prix d'or son repos digestif (autrefois dit jeûne) par un bouillon de légumes et une eau minérale. Le lendemain, le bouillon disparaissait du protocole et ne lui restait que l'eau et la tisane aromatique à volonté. Une impression de malheur l'avait assailli".

Par Yasmina Reza
Chez Editions Gallimard

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La piscine de Bègues date des années vingt ou trente. Je n’étais pas allé dans une piscine depuis le lycée. Obligation de bonnet de bain paraît-il. J’avais emporté la calotte du spa de Ouigor, toujours conservée. Avant de rentrer dans les douches un type me dit, monsieur vous ne pouvez pas entrer dans la piscine comme ça.

— Pourquoi ?

— Votre maillot est en tissu.

— Ben oui.

— Il doit être en lycra.

— J’ai été dans l’eau partout avec ce maillot, personne ne m’a jamais rien dit.

— Ici, il doit être en lycra.

— Comment je fais ?

Il me dit d’aller voir le type des cabines. J’explique mon problème au type des cabines. Il me semble un peu anormal comme ceux qu’on voit parfois faire la circulation devant les écoles. Il dit, je vais voir ce que j’ai. Il me rapporte un maillot noir et marron. Du 56, pour Depardieu. Je dis, ça va être trop grand. J’en ai un autre plus petit. Il m’en présente un vert. Location, deux euros. Je dis, ça devrait aller, me percevant comme il y a trente ans.

J’envoie Luc dans le bain. Dans la cabine, je me fous à poil, je commence à enfiler le maillot et là je me dis merde, ce maillot n’a peut-être jamais été lavé. Je décide de faire disparaître ma queue. Je tire la peau pour diminuer l’ajourage du gland et je roule l’ensemble en escargot. Bref j’en fais un clitoris. Puis je remonte le slip qui est une sorte de gaine et je l’ajuste en coinçant bien les parties entre les jambes. Tout à coup, une collerette blanchâtre et molle se met par-dessus le maillot. C’est moi. Mon ventre déborde. Je vais supprimer le pain. Et éventuellement le vin. Je passe sous la douche d’où j’aperçois Luc barboter avec ses ailerons dans le pédiluve. Qu’est-ce qu’il fabrique dans cette cuve pleine de champignons et de miasmes ?! Le pédiluve fait deux mètres cinquante de long, je le traverse comme un échassier pour éviter de poser mon pied. J’en extirpe le gosse qui veut y rester. Pour lui c’est une petite piscine, pour moi c’est le Gange.

Dans l’eau, j’essaie de lui apprendre à nager. Il a neuf ans, les enfants nagent à son âge. Je lui montre prière, sous-marin, avion, mais il s’en fout, il veut jouer. Il va partout, il se jette, il saute, il se noie à moitié. Je le ressors, il a l’air d’un rat avec sa dent de travers. Il rit. Il a constamment la bouche ouverte. Je lui fais des signes pour qu’il la ferme quand il est loin de moi. Il m’imite pour me faire plaisir, plisse les yeux, verrouille ses lèvres l’une contre l’autre et repart la gueule béante.

Dans la rue, je lui ai expliqué comment traverser. J’ai décomposé le mouvement : AVANT de traverser tu regardes à gauche, puis tu regardes à droite, et puis encore une fois à gauche. Il fait tout bien en me singeant avec une lenteur inouïe. Il ne pense pas que ces mouvements ont une fonction, il pense juste que se déhancher et tordre son cou au ralenti sont la clé pour traverser. Il ne comprend pas que c’est pour voir les voitures. Il le fait pour m’être agréable. Pareil pour la lecture. Il lit correctement, mais souvent sans entendement. Je lui dis, tu dois respecter les points, quand tu vois un point, tu t’arrêtes et tu respires. Il fait un essai à voix haute, L’aîné eut le moulin, le deuxième eut l’âne, le troisième n’eut que le chat. Je dis, point !… Il s’arrête. Il prend une grande inspiration et souffle longuement avec sa bouche. Quand il redémarre, Ce dernier fut triste d’avoir un lot si minable, plus personne ne sait de quoi on parle.

 

Il m’arrivait de l’emmener le matin à l’école maternelle, il entrait dans la cour et se mettait à jouer tout seul. Il faisait le train. Il sautillait en faisant le bruit, tchout tchout tchout, sans se lier avec des amis. Je restais un peu, en retrait à regarder à travers la grille. Personne ne lui parlait.

J’aime bien ce gosse. Il est plus intéressant que d’autres. Je n’ai jamais su exactement qui j’étais pour lui. Pendant un temps il me voyait dans le lit de sa mère. Je garde un lien avec Marion pour ne pas le perdre lui. Mais ça je ne pense pas qu’il le sache. Et ce n’est peut-être pas complètement vrai. Il m’appelle Jean. C’est mon nom. Prononcé par lui, il a l’air encore plus court.

Est-ce que sa mère s’inquiète pour lui ? Marion croit qu’en achetant toutes sortes de produits, cagoule, mouchoirs, mercurochrome, anti-moustiques, anti-tiques, anti-tout, elle le protège de la vie. Un point commun avec ma mère cela dit. Qu

and on nous envoyait Serge et moi à Corvol dans la colonie de vacances juive, elle nous faisait partir avec un sac de cent dix kilos. Une infirmerie entière. C’était l’année des vipères. C’était toujours l’année des vipères.

Depuis quelques semaines Marion est amoureuse d’un autre homme. Tant mieux. Un fauché en instance de divorce. Elle paye tout, les restaurants, les cinés, elle lui fait des cadeaux. Elle s’émerveille du naturel avec lequel il accepte cet état de choses. Il ne fait pas de chichis, dit-elle. Très libre. Très masculin au fond. Certainement, je dis.

Marion m’épuise. Le genre de fille avec qui tout peut tourner au drame en une seconde pour rien, des vétilles. Un soir, après un agréable dîner au restaurant, je la dépose chez elle en voiture. Je n’avais pas atteint le bout de la rue que mon portable sonnait.

— Je me suis fait attaquer dans le hall !

— Attaquer ? Mais quand ?

— À l’instant.

— Je viens de te laisser !

— Tu as démarré dès que j’ai claqué la portière.

— Et tu t’es fait attaquer ?!

— Tu n’as même pas attendu que je passe le porche, tu es parti comme une flèche comme si tu étais pressé de me quitter.

— Mais non !

— Si !

— Excuse-moi. Je n’ai pas fait attention. Marion, tu t’es fait attaquer oui ou non ?

— C’est exactement ce que je te reproche. Tu ne fais pas attention. Tu t’en fous.

— Pas du tout.

— La porte cochère n’est même pas ouverte que tu démarres sans un regard. Je me retourne pour te faire un petit signe et je ne vois que ta nuque déjà à dix mètres !

— Je suis désolé. Tu ne vas pas te mettre à pleurer ?

— Si.

— Où es-tu là ?

— Dans le hall.

— L’agresseur est parti ?

— Trop drôle !

— Marion…

— Tu ne réalises pas comme c’est humiliant ? On se retourne en souriant avec un petit geste mignon et le type est parti sans te regarder, sans vérifier, la moindre des choses en pleine nuit, que tu es rentrée sans encombre !

— Tu as raison. Allez, remonte chez toi maintenant…

— Ne serait-ce que par politesse !

— Bien sûr.

— On dépose le paquet et hop on se tire !

— J’aurais dû attendre c’est vrai.

— Et me faire un signe gentil.

— Oui, te faire un signe gentil, oui.

— Reviens le faire.

— Je suis place du Général-Houvier !

— Reviens, je ne peux pas monter me coucher comme ça.

— Marion, c’est puéril.

— Ça m’est égal.

— Marion, je viens de perdre ma mère…

— Et voilà ! Bravo, je l’attendais ! Qu’est-ce que ça a à voir ?

Les derniers mots de notre mère ont été LCI. Les derniers mots de sa vie. Quand on a repositionné l’abominable lit médicalisé droit devant la télé, mon frère a dit, tu veux regarder la télé maman ? Ma mère a répondu LCI. Le lit venait d’être livré et elle avait été mise dedans. Elle est morte le soir même sans avoir plus rien dit.

Elle ne voulait pas en entendre parler. Elle avait le spectre du lit médicalisé. Tout le monde le lui vantait, soi-disant pour son confort en réalité parce que tous ceux qui se penchaient sur le lit habituel bien trop bas, le grand lit matrimonial où notre père était mort, se brisaient le dos. Elle ne se levait plus. Toutes les fonctions du corps déréglé par le cancer s’effectuaient au lit. Quelqu’un a dû nous convaincre que le lit médicalisé était indispensable. On l’a commandé sans son consentement. Il avait été livré à l’aube par deux types qui ont mis un temps fou à l’installer. La chambre était envahie par un arsenal d’appareillages médico-électroniques, on ne savait pas où se mettre Serge et moi, complètement dépassés. Quand ils l’ont transvasée, elle s’est laissée porter sans résistance. Ils ont fait quelques essais de commande. Elle était là comme hébétée, en hauteur, les bras ballants, subissant les absurdes inclinaisons. Ils ont placé la tête du lit contre un mur de côté où était accroché Vladimir Poutine sous forme de calendrier et caressant un guépard. Elle ne voyait plus la fenêtre, son minuscule et adoré carré de jardin, et regardait devant elle épuisée. Elle semblait perdue dans sa propre chambre. Le calendrier était un cadeau d’une 

aide-soignante russe. Ma mère avait un faible pour Poutine, elle lui trouvait des yeux tristes. Quand ils sont partis, on a décidé de la remettre dans la position de toujours c’est-à-dire face à la fenêtre et devant la télé. Il fallait déplacer le grand lit. Le matelas d’abord, un matelas des temps anciens qui s’est avéré d’une lourdeur insensée, mou et comme rempli de sable. On l’a traîné Serge et moi comme on a pu dans le couloir en tombant plusieurs fois. On a laissé le sommier dans la chambre, redressé contre un mur. On a fait rouler le lit médicalisé et maman pour les remettre face à la fenêtre et la télé. Serge a dit, tu veux voir la télé ? On s’est assis de part et d’autre du lit sur les chaises pliantes de cuisine. C’était quatre jours après l’attentat du Marché de l’Avent à Vivange-sur-Sarre, LCI diffusait la cérémonie d’hommage aux victimes. La correspondante n’avait que le mot recueillement à la bouche, ce mot dépourvu de substance. La même fille a dit après quelques plans de confiseries et de boîtes peintes, La vie reprend ses droits même si bien sûr plus rien ne sera comme avant. Si connasse, a dit Serge, tout sera comme avant. En vingt-quatre heures.

Notre mère n’a plus dit un mot. Jamais. Nana et son mari Ramos sont arrivés dans l’après-midi. Ma sœur s’est écriée, la tête dans l’épaule de son mari, oh c’est horrible ce lit ! Elle est morte le soir même, sans avoir profité des avantages du nouvel équipement. Elle avait supporté beaucoup des vicissitudes de la maladie tant que les choses gardaient leur allure de toujours. Le lit médicalisé lui a cloué le bec. Le lit médicalisé, ce monstre au milieu de sa chambre, l’a propulsée dans la mort.

 

Depuis qu’elle est morte les choses se sont déréglées.

La baraque de bric et de broc de notre famille, c’est toi mamie qui la tenais, a dit ma nièce Margot au cimetière.

Notre mère avait maintenu la coutume des déjeuners du dimanche. Même après le déménagement dans son rez-de-chaussée en banlieue. Du temps du père et de Paris, c’était les déjeuners du samedi ce qui ne changeait pas grand-chose à l’atmosphère de panique et d’hypertension. Nana et Ramos arrivaient chargés de victuailles extraordinaires, c’est-à-dire du poulet de Levallois, le meilleur poulet du monde (le boucher va le chercher personnellement dans la basse-cour), ou du gigot d’agneau de Levallois, tout aussi incomparable. Le reste, frites, petits pois, glace, venait droit de chez Picard. Mon frère et ma sœur arrivaient avec leur famille, moi toujours seul. Joséphine, la fille de Serge, venait une fois sur deux, toujours excédée dès le pas de la porte. Victor, le fils de Nana et Ramos, étudiait la cuisine à l’école Émile Poillot, le Harvard de la gastronomie selon Ramos (il dit Harward). Nous avions à table un futur grand chef. On lui faisait couper le gigot en applaudissant sa maestria, ma mère s’excusait des mauvais ustensiles et des légumes surgelés (elle avait toujours détesté cuisiner, l’avènement du surgelé avait changé sa vie).

On se mettait à table dans l’urgence, avec le sentiment d’être dans un espace loué, de disposer d’une vingtaine de minutes avant de laisser la place à un mariage japonais. Aucun sujet ne pouvait être développé, aucune histoire n’allait à son terme. Une ambiance sonore extravagante dans laquelle mon beau-frère s’occupait des basses fréquences. Ramos Ochoa est un homme qui met son point d’honneur à ne pas être sous pression et qui vous le fait sentir. Avec une voix sépulcrale et outrageusement pondérée, on l’entendait dire à contretemps : tu peux me passer le vin, s’il te plaît, merci beaucoup Valentina. 

Valentina est la dernière compagne de Serge. Ramos est né en France mais sa famille est espagnole. Ils sont tous Podemos. Lui et ma sœur se vivent en gueux non sans fierté. À un de ces déjeuners, au moment de la galette des Rois, ma mère a dit, personne ne me demande comment s’est passé mon contrôle de routine ? (Elle avait eu un cancer du sein neuf ans plus tôt.)

Auparavant elle s’était vantée d’avoir obtenu deux couronnes, les boulangers n’en donnant plus qu’une. La galette avait dû être mise au four au début du repas. Hors de question que Valentina, notre perle italienne, croque dans une galette froide ! Nana l’avait posée à moitié calcinée sur la table mais Dieu merci la fève restait invisible. Chaque année on s’engueulait, ma mère trichait pour refiler la fève à un gosse et les gosses s’engueulaient entre eux. Une année où elle n’avait pas eu la fève, Margot, petite sœur de Victor, avait jeté son assiette avec sa part de galette par la fenêtre. Maintenant il n’y avait plus que des ados et des vieux hormis le fils de Valentina âgé de dix ans. Il s’était glissé sous la nappe, Nana coupait les tranches et l’enfant Marzio attribuait les assiettes.

— Comment s’est passé ton contrôle de routine ?

— Eh bien j’ai une tache au foie.

 

Assis au bord du lit matrimonial dans la chambre sombre quelques mois plus tard, Serge avait dit, tu veux être enterrée où maman ?

— Nulle part. Je m’en fiche pas mal.

— Tu veux être avec papa ?

— Ah non pas avec les juifs !

— Tu veux être où ?

— Pas à Bagneux.

— Tu veux être incinérée ?

— Incinérée. Et on n’en parle plus.

On l’a incinérée et on l’a mise à Bagneux dans le caveau des Popper. Où d’autre ? Elle n’aimait ni la mer ni la campagne. Aucun endroit où sa poussière aurait fait corps avec la terre.

 

Au funérarium du Père-Lachaise, nous étions une dizaine pas plus. Les trois enfants et petits-enfants. Zita Feifer, son amie d’enfance, ainsi que madame Antoninos la coiffeuse qui était venue jusqu’aux derniers jours teindre les quelques touffes crâniennes et traquer à la pince les poils drus qui lui poussaient sur le menton. Il y avait aussi Carole la première femme de Serge, mère de Joséphine. Zita sortait de deux cols du fémur. Un employé des pompes funèbres l’a entraînée vers l’ascenseur d’où on l’a aperçue avec ses cannes, hébétée, disparaître vers l’étage des morts.

Au sous-sol, on l’a introduite dans une pièce vide où patientait au centre sur deux tréteaux le cercueil de son amie. À peine s’est-elle assise que s’est déclenchée à fort volume et sans raison intelligible la Danse hongroise no 5 de Brahms. Au bout de dix minutes de solitude et de musique tzigane Zita s’est traînée jusqu’à la porte en appelant au secours.

Pendant ce temps j’avais rejoint dehors Serge qui fumait devant l’Audi avec laquelle il était arrivé.

— À qui elle est ?

— À moi.

— Tu rigoles.

— À un copain de Chicheportiche qui est concessionnaire. Tu crois que c’est une voiture de série mais c’est une bagnole de course. Moins chère que la Porsche avec les mêmes performances…

— Ah bon.

— Chicheportiche lui amène des clients et il lui prête une bagnole de temps en temps. C’est un V8, la motorisation des Mustang et des Ferrari. En fait c’est comme si tu avais le meilleur d’une 911 et d’une Panamera. On va racheter son garage pour faire un immeuble de bureaux.

— Je croyais que tu ne ferais plus d’affaires avec Chicheportiche.

— Oui, mais il est pote avec le maire de Montrouge.

— Ah bon.

— Regarde ce que j’ai retrouvé.

Il a sorti d’une poche une feuille pliée en quatre et me l’a tendue. Une lettre écrite d’une plume fine et bleue, bien appliquée, une écriture plus que connue « Mon Pitounet, j’espère que vous êtes bien arrivés et que vous n’avez pas eu trop chaud. Au fond de la valise tu trouveras une petite surprise à partager avec Jean. Je compte sur vous, et surtout sur toi pour ne pas manger tout le paquet dès le premier jour ! Tu trouveras aussi un Club des Cinq et les Contes de la brousse et de la forêt. Il paraît que Le Club des Cinq et le château de Mauclerc est très bien. C’est le vendeur qui me l’a dit. N’oubliez pas de mettre du Pipiol si vous avez des piqûres avant de dormir et rappelle à ton frère de bien ranger ses lunettes dans leur étui quand il les enlève. Tu sais que c’est une tête de linotte. Amuse-toi bien mon Pitounet. Maman qui t’aime »

J’ai dit, le Pipiol existe toujours. Il est en spray maintenant.

— Ah oui ?

Il a remis la lettre dans sa poche et fait défiler des photos sur son portable. Il s’est arrêté sur une photo de maman prenant la pose de reine moins d’un an avant avec sa couronne en carton.

— The last galette…

— Allez viens, ils nous attendent.

 

Dans la salle minuscule et étroite au sous-sol du funérarium, Margot, avec le sérieux sans appel de la jeunesse, a lu un texte de son cru. « Mamie toi qui n’avais jamais fait de sport de toute ta vie, tu as eu droit à un vélo d’appartement parce que le cancérologue avait prescrit un peu d’exercice. Tu acceptais de faire des petits tours de roue dans ta chemise de nuit et ton gilet molletonné à condition que le niveau de résistance soit au degré un (il y en avait huit). Tu prenais la position de cycliste comme tu l’avais vu prendre à la télé par les types du Tour, dos courbé vers le guidon, pendant que tes pieds cherchaient les pédales dans le vide. Une fois, alors que tu pédalais ultra négligemment en fixant ton chéri Vladimir Poutine, j’avais poussé la résistance au niveau deux. Bravo mamie ! Je suis très contente ! Tu avais dit, tu es la seule… Tu n’avais jamais voulu avoir des muscles ou ce genre de choses et tu ne voyais pas pourquoi il en fallait au stade terminal. Je ne sais pas si là où tu es maintenant – où es-tu ? – tu trouverais judicieux que je parle du vélo d’appartement. Je raconte ça pour être un peu drôle mais surtout pour rappeler combien tu étais brave et docile. Et fataliste. Tu acceptais ton sort. Tes fils passaient leur temps à te houspiller, même quand tu étais malade, à te reprocher tes manies, ton tracassin, tes goûts, ton étourderie, les cadeaux que tu nous faisais, les bonbons, tu te laissais gronder en prenant une tête chagrinée, mais 

c’est toi qui tenais la baraque mamie. La baraque de bric et de broc de notre famille c’est toi qui la tenais. Dans ton petit jardin d’Asnières, tu as planté un pin d’Autriche. Un pied de quinze centimètres parce que c’était moins cher. Maman se croit immortelle avait dit oncle Jean, elle pense que quand elle aura trois cent soixante-deux ans, elle se promènera autour avec l’arrière-petite-fille de Margot. Je ne sais pas ce que tes enfants vont faire de ton appartement mamie, mais moi j’irai replanter ton pin dans un endroit où tu pourras toujours te balader avec nous, même si personne ne s’en rend compte. »

Qui avait eu l’idée de cette danse hongroise ? Margot était à peine retournée s’asseoir à côté de sa mère en larmes et qui lui étreignait le bras farouchement, qu’un violon échevelé venait fouetter notre petit groupe. Qui avait choisi ce morceau ? Notre mère aimait Brahms mais le Brahms romantique des lieder. Derrière moi Zita Feifer s’est écriée, encore ça ! Et puis le cercueil a contourné l’estrade sur sa table à roulettes, Marta Popper est partie par une petite porte à gauche pour n’être plus rien.

 

En sortant du Père-Lachaise nous avons mis Zita dans un taxi et nous nous sommes installés dehors à la terrasse d’un café du coin. Joséphine est partie directement aux toilettes. Il faisait beau comme quelquefois en décembre. En revenant elle est restée plantée debout en faisant la gueule parce qu’il n’y avait plus de place au soleil. Joséphine est maquilleuse et se sur-maquille. Quand elle fait la gueule, sa bouche devient un piment amer.

Nana a voulu se lever pour lui donner sa chaise, empêchée par Carole.

— Ça ne me dérange pas, a dit Nana.

— Ce n’est pas à toi de te mettre à l’ombre !

La coiffeuse a dit, prenez ma place Joséphine, je n’aime pas le soleil.

— Restez assise madame Antoninos ! a ordonné Carole.

— Mais je n’ai rien demandé ! Vous pouvez faire autre chose que vous intéresser à moi dans cette famille ?

— Tu nous stresses Joséphine.

— On gèle, pourquoi on s’est mis dehors ? Je ne comprends pas pourquoi mamie s’est fait incinérer. Ça me paraît dingue qu’une juive se fasse incinérer.

— Elle le voulait.

— L’idée d’être cramée avec ce que sa famille a vécu, c’est dingue.

— Arrête de faire chier, a dit Victor.

Elle restait debout à tortiller les mèches de sa tignasse frisée.

— Cette année j’ai décidé d’aller à Osvitz.

— Ils ont fermé malheureusement.

— AOCHWITZ ! s’est écrié Serge. Osvitz !! Comme les goys !… Apprends déjà à le prononcer ! Auschwitz ! Auschhhhhwitz ! Chhhh… !

— Papa… !

— Tout le monde t’entend, a murmuré Nana.

— Je ne peux pas laisser ma fille dire Osvitz ! Où elle a appris ça ?

— Ne me regarde pas ! a dit Carole.

— Ça y est ! Elle se drape !

— Jo, sois plus intelligente que lui, a tenté Nana tandis que Joséphine se frayait un chemin vers le trottoir.

— L’échec d’une éducation !… Où elle va ? Joséphine où vas-tu ?!… Je viens de lui payer à prix d’or une formation sourcils, vous voyez où on en est, maintenant elle veut aller à Auschwitz, qu’est-ce qu’elle a cette fille ?

Quand Joséphine a disparu derrière un immeuble de la place Magenta, Carole s’est levée pour courir à sa suite.

— Tu ne peux pas lui foutre la paix une fois dans ta vie ?

— Mais c’est elle ! Tout le temps à râler, à râler.

Ramos a dit de sa voix caverneuse, elle pollue un max non ?

— De quoi tu parles ?

— L’Audi.

— Un max, oui.

 

Ce matin, en traversant la rue Pierre-Lerasé, j’avise un petit véhicule vert de la voirie de Paris, plus exactement l’estafette étroite chargée du balayage et de l’arrosage des trottoirs. Au volant, mon beau-frère ! Je m’approche. Dans ce mouvement court et interrogatif, une pensée illumine mon cerveau : mon beau-frère Ramos Ochoa, non content de percevoir, à bas bruit, l’allocation chômage générée par son astucieux maniement d’emplois à durée déterminée, sans compter ses nombreux dépannages informatiques au black, s’était trouvé en complément un job dominical discret, joyeux et ne nécessitant qu’un permis de conduire. Dans l’insondable temps libre qu’il eut toujours quelles que fussent ses activités, il s’était – le génie – faufilé dans une filière inédite et secrète pour arrondir sa future retraite ! Ramos conduisait son véhicule avec une méticulosité molle et son infatuation dans la cabine de l’estafette renvoyait à son habituelle posture de surplomb dans les affaires domestiques. De près bien sûr ce n’était pas Ramos Ochoa. Mais l’image m’a paru si convaincante qu’elle complète désormais ma perception de ce garçon.

Ramos Ochoa a beau n’être qu’un personnage secondaire de ce récit, j’ai plaisir à parler de lui. Et qui sait si à l’instar de nombreux personnages secondaires il n’en deviendra pas une figure saillante étant donné ma coupable propension à l’accabler ?

Il semblait gentil et méritant au début. Technicien réseau dans l’informatique, employé par Unilever (avant de s’en faire virer), fils d’une employée de maison et d’un ouvrier du bâtiment ; que pouvions-nous dire ? Notre père qui ne s’embarrassait d’aucun discours progressiste était ouvertement contre cette alliance. Qu’Anne Popper, son joyau, s’unisse à un Ibère venu d’on ne sait quelle bourgade de Cantabrie le rongeait. Il considérait sa fille comme une poule de luxe – dans sa bouche se mêlaient critique et fierté – et ne voyait pas du tout comment un Ramos Ochoa, qui en d’autres temps aurait mâché un oignon pieds nus sous un soleil brûlant, pouvait se montrer à la hauteur. Évidemment nous lui donnions tort. La mode était au bonheur et non pas aux vieilles valeurs patriarcales. Le bonheur semblait alors non seulement à portée d’envie mais l’alpha et l’oméga de toute philosophie. Il est possible que mon père en soit mort. Un an après l’apparition de Ramos Ochoa tenant timidement la main de Nana dans l’entrée de la rue Pagnol, mon père était emporté par un cancer du côlon.

Aujourd’hui il m’arrive de penser que nous avons peut-être Serge et moi, par nos supplices et subtiles tortures, jeté Nana dans les bras tièdes d’un Ramos Ochoa. Les choses de l’enfance s’inscrivent Dieu seul sait où. Quand j’apprends une catastrophe à la radio et entends que les victimes ont dans les soixante ans, je me dis bon, c’est triste, mais ils ont vécu leur vie ces gens. Et puis je pense, c’est ton âge mon vieux, à peu de chose près vos âges à toi, 

Serge, Nana. Ne le sais-tu pas ? Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps.

 

Je ne sais pas ce qui a permis à notre fratrie de conserver cette connivence primitive, nous n’étions ni ressemblants ni tellement liés. Les fratries s’effilochent, se dispersent, ne sont plus unies que par un fin ruban sentimental ou conformiste. Je vois bien que Serge et Nana appartiennent depuis longtemps à l’humanité mature comme je suis censé y appartenir moi-même, mais cette perception est superficielle. Au fond de moi je suis toujours le garçon du milieu, Nana est toujours La Fille des parents, la chouchoute maniérée, mais aussi le second dans nos jeux de guerre, l’esclave, le prisonnier japonais, le traître qu’on poignarde – dans notre chambre, elle n’était jamais fille mais caporal ou martyr –, mon frère est toujours l’Aîné, meneur d’hommes avec jugulaire du casque pendante et sourire conjurateur de la mort, il est le risque-tout, le Dana Andrews, je suis le suiveur, le sans-personnalité, le qui dit rouge quand l’Aîné dit rouge. On n’avait pas de télé chez nous, mais le cousin Maurice l’avait. On disait cousin Maurice mais en réalité il était un cousin éloigné de mon père par une branche russe. Le seul membre de la famille en dehors de nos parents qu’on aura vraiment connu. Serge et moi allions chez lui le dimanche, rue Raffet, nous gaver de films américains. On s’allongeait devant l’écran avec un Coca et une paille et on regardait Les maraudeurs attaquent ou Les Briseurs de barragesque j’avais adoré, ou bien des westerns. Pour moi l’Indien a longtemps été un type qui ne pensait qu’à faire le mal et scalper des femmes. J’ai dû attendre Alan Ladd et Richard Widmark pour estimer les Peaux-Rouges. Plus tard, Maurice nous a emmenés sur les Champs-Élysées. Il avait un manteau en poil de chameau, une toque d’astrakan et une carrure d’enfer. Notre plus grand souvenir c’est Les Vikings de Richard Fleischer au Normandie, un film terrifiant avec Kirk Douglas (juif russe ! criait Maurice en le montrant du doigt quand Kirk apparaissait) et Tony Curtis jeune. Aujourd’hui il serait interdit aux moins de douze ans. À l’époque, on n’était pas encore repus d’images, on sortait d’un film comme un type qui a exploré une région nouvelle et immense. La texture de notre fraternité, c’est ça. C’est la jungle avec les rideaux, les débarquements, les parachutages, les sacrifices et Nana bâillonnée, c’est l’enfer birman, c’est, avant que la tentation érotique n’en vienne troubler la pureté, toutes nos heures de gloire et de souffrance, c’est ça la pelote dans la brouette.

 

Luc pose des questions sur Dieu. Il ne dit pas Dieu, il dit le Dieu. Le Dieu, pourquoi il ne veut pas qu’on dise des mensonges ? (J’ai essayé de répondre et je me suis emberlificoté.) On regarde des cartes ensemble. Il est fou de cartes géographiques. Cartes en relief, cartes routières, même cartes d’état-major. Il aime les fleuves, je lui explique les chemins de l’eau. Je lui explique que la Souloise se jette dans le Drac qui se jette lui-même dans l’Isère.

— Et l’Isère, elle se jette où ?

— Dans le Rhône.

— Et le Rhône ?

— Dans la mer.

Je ne sais pas comment il visualise toutes ces eaux qui se jettent. Il sait que j’étudie les câbles qui transportent l’électricité. Il veut savoir où je trouve 

l’électricité. Je fais des croquis avec le feu, le vent, l’eau. Je lui montre comment on transforme les énergies primaires en énergies secondaires, je lui dessine les turbines, le rotor, le stator, et comment tout ça crée un champ magnétique qui produit un courant électrique. Il répète pendant des heures rotor / stator / rotor / stator / rotor / stator, dandinant sa tête et moulinant ses bras.

Un jour on est tombé sur une plaque devant une bouche d’égout. Ici commence la mer. J’ai dit, oui, c’est pour empêcher les gens de bazarder leurs mégots et autres cochonneries.

— Mais la mer commence vraiment là ?

— Ben oui.

Je lui achète des Brio et des Kapla. Il fait des villes avec des échangeurs, des ponts, des réservoirs de stockage, des forêts, des phares. Il met des pylônes avec des fils entrelacés qui partent disparaître sous terre parce que je lui ai décrit l’électricité en ville sous forme de toile d’araignée. Pendant qu’il dispose les choses, il fabrique des bruits, des petites musiques. Il a un coin à lui chez moi et je ne détruis jamais ce qu’il fait. De temps en temps, quand il n’est pas là, j’analyse la maquette et je me dis, tiens, ce serait bien de mettre une barrière là. Je prends un ou deux kaplas qui traînent et je fais une barrière. Il revient, quelquefois un mois après, il fronce les sourcils et va immédiatement enlever ce que j’ai placé. Je me suis mis dans la tête de le présenter à Marzio, le fils de Valentina. Le moment n’est pas très bien choisi car Valentina a viré Serge de chez elle et ne lui parle plus. J’ai peur dans le contexte de faire une fausse manœuvre. Luc aime tous les jeux où nous sommes face à face. Les échecs entre autres. Mais la règle du jeu ne l’intéresse pas. Il est content de sortir le damier, de s’installer face à moi bien calé sur la chaise et ranger les pièces. Je lui ai expliqué comment avancent les figures et il aime jouer à jouer. Il ne pourrait pas faire ça avec quelqu’un de son âge comme Marzio. Marzio est compétitif. Il veut être grand et se mesurer. Être copain avec un garçon de ce genre je pense que ça aiderait Luc. Je l’ai vu dans des squares avoir des tristesses. Il allait vers des enfants mais les autres ne le regardaient pas, comme s’il était invisible. Il est trop timide. En CP il a eu une maîtresse qu’il a prise dans ses bras. Sans aucune raison. La femme avait raconté ça à Marion et s’était mise à pleurer envahie par l’émotion. Elle avait dit, il a quelques problèmes d’orthophonie et il est dans la lune. Elle n’a jamais qualifié ses difficultés ou son retard autrement que il est dans la lune.

 

Avant quand tu ne savais pas ce qu’un mec faisait, tu disais import/export, aujourd’hui tu dis conseil. Si on demande à Serge ce qu’il fait, il va dire consultant. Serge a toujours été le roi des entreprises nébuleuses. Quand je faisais mes études à Supélec, il avait pour projet d’être leader dans le tartinable avec un ancien de Ferrero qu’il avait convaincu de créer sa propre boîte. Le pauvre type y avait englouti toutes ses indemnités de licenciement. Dans le même temps il mariait des cafetiers et des brasseurs. Il prenait une com sur des contrats d’enchaînement. C’était son premier job un peu lucratif, plus ou moins dans les clous. Enfants, on partageait la même chambre. À quatorze ans il était déjà un homme, enfin il se prenait pour un homme. Sa voix était stabilisée dans les graves, il avait de la barbe et un potentiel sexuel affiché. Ajoutons un frère de deux ans de moins, moi, qui gobait à peu près toutes ses crâneries. Serge se vantait d’être un tombeur. En réalité, il était petit, pataud et souffrait d’acné. Longtemps, il n’a plu à personne. Les filles riaient derrière son dos. Je les ai 

vues de mes yeux dans les couloirs du lycée. Après les guerres et les aspirations héroïques, Serge s’est cru un avenir dans la musique. Il s’est mis à la guitare et chantait dans une langue que personne ne pouvait comprendre. Il passait par toutes sortes de looks. On ne disait pas look à l’époque, je ne sais pas ce qu’on disait. Aucun ne lui allait. Je me souviens surtout du look Bowie, un look absurde étant donné le gap morphologique. Tu te maquilles ! s’était consterné mon père.

— Toutes les rock stars se maquillent.

— Pas Jean Ferrat !

Les cheveux étaient un problème. Frisés et peu fournis, ils répondaient mal aux prescriptions de l’époque. Après quelques tentatives hendrixiennes, Serge s’était tourné vers le long. Ses cheveux formaient deux ailettes au sommet du crâne et s’élargissaient en un tipi mousseux sur les épaules. De temps en temps il mettait des bigoudis pour les onduler. Il les laquait en ironisant, toujours un petit air bravache, mais je savais qu’il manquait de sûreté. Il arrivait qu’une fille, pas la mieux, vienne écouter des disques à la maison. Serge se vivait en spécialiste du rock anglais, le sol de notre chambre était jonché de pochettes des Clash, des Who, Dr Feelgood et ainsi de suite… Serge servait de rabatteur à un marchand de disques de l’autre côté du boulevard, en échange le type lui offrait des nouveautés. Il lui arrivait aussi d’y aller avec son copain Jacky Alcan vêtu de la veste de chasse de son père. La veste avait une grande poche dorsale ouverte sur les côtés dans laquelle Serge fourrait discrètement des 33-tours. On m’emmenait faire le guet. Un jour notre père est entré dans la chambre. Il s’est assis sur un lit, courbé en silence les mains jointes entre les jambes. Puis il a dit, d’où ça vient ? Toute cette marchandise, d’où ça vient ?

— J’ai un arrangement avec le disquaire. Je lui amène la moitié du lycée.

— Il est où ce disquaire ?

— Rue Bredaine. À deux stations.

— Il est généreux dis-moi. Tu vas pouvoir ouvrir ton magasin toi aussi.

— Ha ha ha.

— Pourquoi tu ne ris pas Jean ?

— Si, je ris, j’ai dit.

Il s’est saisi de la pochette de Deep Purple in Rock qui traînait et a observé d’un œil vide les membres du groupe taillés dans le mont Rushmore avec leur chevelure à la Louis XIV.

— L’odeur de fumée dans les cabinets, on ne sait pas qui c’est j’imagine ?

— Ben non.

La baffe est partie aussitôt. Une baffe avec la bonne amplitude comme il savait le faire et je dois dire uniquement sur Serge, jamais sur Nana ni moi. Notre père, Edgar Popper, une petite boule chauve, volontiers en costume bleu pétrole, avait fumé des Gauloises et des Mehari’s Ecuador pendant des années jusqu’à ce qu’une broncho-pneumonie l’oblige à s’arrêter. De ses faiblesses passées et surtout de ses renoncements il ne tirait aucune forme d’indulgence. Il était ce qu’il était dans le présent, son cerveau oublieux l’autorisant à renouveler à l’infini ses principes et dispositions psychiques. Serge avait l’habitude de ces violents coups de sang. Il ne mouftait pas mais ses yeux rougissaient et je voyais qu’il contenait ses larmes. Je voyais aussi sa joue se boursoufler et devenir écarlate. Si je cherchais à le consoler d’une façon ou d’une autre, il me rembarrait.

— S’il croit que je me contente de fumer ce con !

De l’autre côté, le père avait du mal à se remettre de ses propres accès. Quand il frappait trop fort ou trop mal à propos, il n’était pas rare qu’il aille s’allonger ensuite en état d’hypo-malaise cardiaque. Notre mère surgissait alors pour sermonner Serge, tu as vu dans quel état tu as mis papa ? Va faire la paix. De temps en temps, il y allait. De moins en moins avec l’âge. C’était injuste. Notre mère le savait mais elle optait pour la froideur. C’était une mère insaisissable, capable de cajolerie et de dureté, de surprotection étouffante et d’abandon. Elle jouait à la poupée avec Nana, l’habillait de vêtements guindés qu’il ne fallait ni salir ni froisser, la couvrait frénétiquement de baisers et cherchait à s’en débarrasser au plus vite quand l’enfant geignait. J’avais le sentiment que nous étions une entrave mais je ne sais pas à quoi. Le père recevait Serge gisant et oppressé. La mère guettait dans le couloir le bon déroulement du cessez-le-feu. Serge se tenait debout en silence cherchant un point sur le couvre-lit matelassé pour stabiliser son regard. Ils demeuraient tous les deux ainsi jusqu’à ce que le père soulève une main magnanime que Serge prenait mollement. Et puis le père l’attirait abruptement à lui et ils s’embrassaient. Aucun mot échangé. Tous deux ressortaient de ces rosseries suivies d’accolade avec amertume. Il fallait un certain temps pour que la gaieté revienne.

Je dois ajouter que l’idée de mon père au sujet du magasin n’était pas si farfelue. Avec ce même Jacky Alcan de la veste de chasse, Serge a ouvert quelques années plus tard passage Brady une échoppe rock où ils vendaient livres, fanzines, disques, affiches et gadgets de concert. Le Metal existe toujours, plus grand et mis en gérance boulevard Magenta.

Mon père était représentant chez Motul. Au début des années soixante-dix, Motul avait sorti la Century 300V – tchenteury –, un lubrifiant supersonique pour la compétition automobile, cent pour cent de synthèse. Parlant de sa boîte et de lui-même le mot pionnier lui venait vite en bouche. Tous les ans il allait au Mans en persona grata. En 1972, il y avait serré en souriant la main de Pompidou, ce salaud d’antisémite, disait-il jusqu’au serrage de main, qui avait gracié l’infâme Touvier et vendu en douce cent mirages à Kadhafi pendant qu’il garrottait Israël ! La photo encadrée de cette rencontre sur le circuit était bien visible dans le salon, sur le linteau de la fausse cheminée. Pompidou et lui avaient la même taille et une certaine parenté physique. Le mot antisémite avait été remplacé par pragmatique, c’est un pragmatique, disait mon père en soupirant, il ne veut pas se fâcher avec les Arabes, ils ont le pétrole qu’est-ce qu’on y peut !

Les torgnoles fondaient sans sommation. Le grand chic de la violence paternelle résidait dans la disproportion et l’inopiné. Quand Serge est entré dans l’adolescence il s’est lui-même mis à avoir des accès de fureur aussi imprévisibles que les coups qu’il recevait. Il était à fleur de peau, d’une susceptibilité totale. La moindre remarque l’irritait. Il pouvait aussi s’emporter sur des questions d’ordre général, politique ou autre, bien que le tracé de ses convictions eût été impossible à suivre. Il quittait la table d’un bond et sortait de la pièce en trombe en manquant démolir la porte. On avait deux forcenés à la maison. Mon père était irrité en permanence. Quand on lui parlait de sa nervosité, maman et Nana tentaient le coup à froid – oh à froid ! –, il disait, je ne suis pas nerveux j’ai des responsabilités, personne ne sait ce que c’est ici, personne n’a idée de ce que je porte sur les épaules, pour votre bien messieurs dames, pour le confort de ma famille ! Et je récolte quoi ? Des critiques, des critiques. Je suis nerveux ? Merci beaucoup. Je suis nerveux oui, parce que 

vous me rendez nerveux. La pelade, elle vient d’où ? Le psoriasis, il vient d’où ? À votre avis ? À propos de son psoriasis, un médecin lui avait dit un jour, ah oui, vous avez un psoriasis, vous avez été confronté à la mort récemment vous.

 

Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et de raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. On pouvait jouir d’un calme relatif à la maison quand Serge n’y était pas – vers quinze ou seize ans Serge commençait à faire ses affaires (combines et trafics auxquels on ne comprenait rien) et à être de moins en moins là – mais nous n’étions pas constitués pour la tranquillité. Un vague ennui planait, on se disputait pour des bêtises, le temps s’écoulait répétitif et fade. Dans un livre russe j’ai lu cette phrase récemment, Après le service militaire j’ai ressenti à quel point la vie civile était fade. La seule chose en mesure de remettre un peu d’ambiance, à coup sûr, était une conversation sur Israël. Avec Israël, on tombait aussitôt dans l’enflure et le pathos. Nos parents ont disparu sans avoir livré autre chose que des fragments, des résidus de biographies peut-être affabulés et on ne peut pas dire que nous nous soyons intéressés à leur saga. Qui veut s’embarrasser de religion et de morts ? On ne dit pas assez la légèreté que procure l’absence de patrimoine. Mais nous avions Israël ! Le père avait un mot pour combler le grand silence historique et se montrer intraitable. Notre ancêtre avait lutté avec Dieu sur cette terre, nous n’étions pas de pauvres gens flottant sans point de ralliement. Nous avions Israël. Avec Israël, les Popper avaient de quoi alimenter leur dinguerie. Il suffisait du mot pour rassembler les ingrédients d’une bonne petite crise que Serge y mette son grain de sel ou pas. Notre mère n’avait pas de sympathie pour Israël. Marta Heltaï (son père était né Frankel mais la génération précédente avait « magyarisé » le patronyme) venait d’une famille enrichie dans l’industrie de la laine. Ses parents avaient estompé toute appartenance à la judéité, des apôtres de l’assimilation. Elle et son frère avaient fait leurs études secondaires dans une école luthérienne. Tous les quatre avaient quitté la Hongrie après la guerre pour échapper aux Soviétiques, mystérieusement épargnés par la déportation quand d’autres membres de la famille proche (dont frères et parents) avaient semble-t-il disparu dans les convois du printemps quarante-quatre. Une version toujours soutenue à mots couverts par Zita Feifer et confirmée par des archives. Mais ma mère n’en parlait jamais. L’ADN de la non-appartenance au monde juif s’était étendu au monde des persécutés. Elle avait ce tropisme si peu contemporain de n’être pour rien au monde victime. Aussi n’aimait-elle pas cet État dont l’essence selon ses vues était d’exposer une cicatrice indélébile à la face du monde. Mon père n’était pas du tout sur cette longueur d’onde. Les Popper étaient des juifs viennois de classe moyenne qui avaient un demi-pied dans les milieux avant-gardistes, et un autre (également demi) dans la synagogue. Le grand-père, un ingénieur en mécanique, avait réussi à faire sortir du pays sa femme et son fils après l’Anschluss. Lui-même ainsi que sa mère et sa sœur étaient morts à Theresienstadt. Pour mon père, Israël au nom béni était le lieu de la réparation et du génie juif. D’Israël on pouvait tout espérer y compris le miraculeux. Que 

de fois mentionnés David et Goliath, le petit pays seul contre deux cents millions d’Arabes, ils couraient tellement qu’ils laissaient leurs chaussures, riait-il après la guerre des Six-Jours. Tant de fois vanté le jardin d’Éden, le verger florissant là où il n’y avait que bédouins et crottes de chameaux. Quand on mangeait des oranges à la maison il demandait régulièrement si elles venaient de Jaffa. Qui ne vénérait Israël – la seule, la seule démocratie de la région ! – était antisémite. Point final. Il disait, n’écoutez pas votre mère, c’est une antisémite.

— Elle est juive, osait-on remarquer.

— Ce sont les pires ! Les pires antisémites sont les juifs. Il faut que vous appreniez ça.

Et pour marquer le coup, et salir en passant la mémoire de la famille maternelle, il ajoutait, sachez qu’il n’y a pas plus honteux qu’un juif honteux !

— Qu’est-ce qu’on a besoin d’Israël ? disait maman, regarde tous les problèmes que ça crée.

— Les juifs ont besoin d’Israël.

— On a besoin d’être juif ? On n’est pas religieux.

— Elle ne comprend rien.

— Les enfants ne se sentent pas juifs. Vous vous sentez juifs les enfants ?

— À qui la faute ? Remue le couteau dans la plaie ! À qui la faute si les enfants ne se sentent pas juifs ? Ma faute ? Oui, la mienne car je t’ai écoutée ! Ils n’ont reçu aucune éducation, ils ne savent rien, mes fils n’ont même pas fait leur bar-mitzvah ! Je m’en veux, je m’en veux terriblement de ne pas m’être montré plus ferme.

— Ils ont fait une colonie de vacances juive.

— Des communistes !

— Pour transmettre il faut donner l’exemple Edgar.

— Et qui donne l’exemple ? Qui est le pilier de la maison dans une famille juive Marta ? La femme ! C’est la femme qui allume les bougies !

— Les bougies !…

Quand on en arrivait aux bougies, ma mère partait en riant. Lui répétait entre ses dents et les lèvres plissées d’amertume, elle ne comprend rien, cette femme ne comprend rien. Une fois que Serge avait ri aussi il s’était pris une beigne immédiate. C’est une femme superficielle, disait le père, un oiseau sur une branche. Est-ce que sa mère à lui avait allumé des bougies ? Qui le sait ? Elle s’était remariée avec un marchand de chaussures niçois. Nous l’avions peu connue.

À l’inverse, le communisme, leur bête noire commune, les rapprochait. Sur le communisme, mon père était d’une tout autre humeur et ma mère adorait ses boutades. Un jour qu’on apercevait Andreï Gromyko aux infos, mon père avait dit, regarde comme il rit. C’est ce qu’on leur apprend à Moscou. Riez ! Riez ! Et tu sais Marta que c’est un rire très difficile à faire, c’est un rire marxiste ! Ha ha ha.

Dans le but de nous rapprocher de son cher Israël, mon père nous y avait envoyés un été, Serge et moi, sous l’aile protectrice de Maurice qui avait fait ses études à Jérusalem vers la fin des années trente. L’idée du kibboutz, plusieurs fois évoquée, avait toujours fait chou blanc. Serge avait dix-sept ans, moi quatorze. Pour Maurice, Israël c’était le Sheraton et la plage de Tel-Aviv. Il n’avait aucune envie de s’embarrasser de deux morveux pour un séjour pédagogique. Aussi avait-il orchestré la semaine avec un tour-opérateur pour 

La piscine de Bègues date des années vingt ou trente. Je n’étais pas allé dans une piscine depuis le lycée. Obligation de bonnet de bain paraît-il. J’avais emporté la calotte du spa de Ouigor, toujours conservée. Avant de rentrer dans les douches un type me dit, monsieur vous ne pouvez pas entrer dans la piscine comme ça.

— Pourquoi ?

— Votre maillot est en tissu.

— Ben oui.

— Il doit être en lycra.

— J’ai été dans l’eau partout avec ce maillot, personne ne m’a jamais rien dit.

— Ici, il doit être en lycra.

— Comment je fais ?

Il me dit d’aller voir le type des cabines. J’explique mon problème au type des cabines. Il me semble un peu anormal comme ceux qu’on voit parfois faire la circulation devant les écoles. Il dit, je vais voir ce que j’ai. Il me rapporte un maillot noir et marron. Du 56, pour Depardieu. Je dis, ça va être trop grand. J’en ai un autre plus petit. Il m’en présente un vert. Location, deux euros. Je dis, ça devrait aller, me percevant comme il y a trente ans.

J’envoie Luc dans le bain. Dans la cabine, je me fous à poil, je commence à enfiler le maillot et là je me dis merde, ce maillot n’a peut-être jamais été lavé. Je décide de faire disparaître ma queue. Je tire la peau pour diminuer l’ajourage du gland et je roule l’ensemble en escargot. Bref j’en fais un clitoris. Puis je remonte le slip qui est une sorte de gaine et je l’ajuste en coinçant bien les parties entre les jambes. Tout à coup, une collerette blanchâtre et molle se met par-dessus le maillot. C’est moi. Mon ventre déborde. Je vais supprimer le pain. Et éventuellement le vin. Je passe sous la douche d’où j’aperçois Luc barboter avec ses ailerons dans le pédiluve. Qu’est-ce qu’il fabrique dans cette cuve pleine de champignons et de miasmes ?! Le pédiluve fait deux mètres cinquante de long, je le traverse comme un échassier pour éviter de poser mon pied. J’en extirpe le gosse qui veut y rester. Pour lui c’est une petite piscine, pour moi c’est le Gange.

Dans l’eau, j’essaie de lui apprendre à nager. Il a neuf ans, les enfants nagent à son âge. Je lui montre prière, sous-marin, avion, mais il s’en fout, il veut jouer. Il va partout, il se jette, il saute, il se noie à moitié. Je le ressors, il a l’air d’un rat avec sa dent de travers. Il rit. Il a constamment la bouche ouverte. Je lui fais des signes pour qu’il la ferme quand il est loin de moi. Il m’imite pour me faire plaisir, plisse les yeux, verrouille ses lèvres l’une contre l’autre et repart la gueule béante.

Dans la rue, je lui ai expliqué comment traverser. J’ai décomposé le mouvement : AVANT de traverser tu regardes à gauche, puis tu regardes à droite, et puis encore une fois à gauche. Il fait tout bien en me singeant avec une lenteur inouïe. Il ne pense pas que ces mouvements ont une fonction, il pense juste que se déhancher et tordre son cou au ralenti sont la clé pour traverser. Il ne comprend pas que c’est pour voir les voitures. Il le fait pour m’être agréable. Pareil pour la lecture. Il lit correctement, mais souvent sans entendement. Je lui dis, tu dois respecter les points, quand tu vois un point, tu t’arrêtes et tu respires. Il fait un essai à voix haute, L’aîné eut le moulin, le deuxième eut l’âne, le troisième n’eut que le chat. Je dis, point !… Il s’arrête. Il prend une grande inspiration et souffle longuement avec sa bouche. Quand il redémarre, Ce dernier fut triste d’avoir un lot si minable, plus personne ne sait de quoi on parle.

 

Il m’arrivait de l’emmener le matin à l’école maternelle, il entrait dans la cour et se mettait à jouer tout seul. Il faisait le train. Il sautillait en faisant le bruit, tchout tchout tchout, sans se lier avec des amis. Je restais un peu, en retrait à regarder à travers la grille. Personne ne lui parlait.

J’aime bien ce gosse. Il est plus intéressant que d’autres. Je n’ai jamais su exactement qui j’étais pour lui. Pendant un temps il me voyait dans le lit de sa mère. Je garde un lien avec Marion pour ne pas le perdre lui. Mais ça je ne pense pas qu’il le sache. Et ce n’est peut-être pas complètement vrai. Il m’appelle Jean. C’est mon nom. Prononcé par lui, il a l’air encore plus court.

Est-ce que sa mère s’inquiète pour lui ? Marion croit qu’en achetant toutes sortes de produits, cagoule, mouchoirs, mercurochrome, anti-moustiques, anti-tiques, anti-tout, elle le protège de la vie. Un point commun avec ma mère cela dit. Quand on nous envoyait Serge et moi à Corvol dans la colonie de vacances juive, elle nous faisait partir avec un sac de cent dix kilos. Une infirmerie entière. C’était l’année des vipères. C’était toujours l’année des vipères.

Depuis quelques semaines Marion est amoureuse d’un autre homme. Tant mieux. Un fauché en instance de divorce. Elle paye tout, les restaurants, les cinés, elle lui fait des cadeaux. Elle s’émerveille du naturel avec lequel il accepte cet état de choses. Il ne fait pas de chichis, dit-elle. Très libre. Très masculin au fond. Certainement, je dis.

Marion m’épuise. Le genre de fille avec qui tout peut tourner au drame en une seconde pour rien, des vétilles. Un soir, après un agréable dîner au restaurant, je la dépose chez elle en voiture. Je n’avais pas atteint le bout de la rue que mon portable sonnait.

— Je me suis fait attaquer dans le hall !

— Attaquer ? Mais quand ?

— À l’instant.

— Je viens de te laisser !

— Tu as démarré dès que j’ai claqué la portière.

— Et tu t’es fait attaquer ?!

— Tu n’as même pas attendu que je passe le porche, tu es parti comme une flèche comme si tu étais pressé de me quitter.

— Mais non !

— Si !

— Excuse-moi. Je n’ai pas fait attention. Marion, tu t’es fait attaquer oui ou non ?

— C’est exactement ce que je te reproche. Tu ne fais pas attention. Tu t’en fous.

— Pas du tout.

— La porte cochère n’est même pas ouverte que tu démarres sans un regard. Je me retourne pour te faire un petit signe et je ne vois que ta nuque déjà à dix mètres !

— Je suis désolé. Tu ne vas pas te mettre à pleurer ?

— Si.

— Où es-tu là ?

— Dans le hall.

— L’agresseur est parti ?

— Trop drôle !

— Marion…

— Tu ne réalises pas comme c’est humiliant ? On se retourne en souriant avec un petit geste mignon et le type est parti sans te regarder, sans vérifier, la moindre des choses en pleine nuit, que tu es rentrée sans encombre !

— Tu as raison. Allez, remonte chez toi maintenant…

— Ne serait-ce que par politesse !

— Bien sûr.

— On dépose le paquet et hop on se tire !

— J’aurais dû attendre c’est vrai.

— Et me faire un signe gentil.

— Oui, te faire un signe gentil, oui.

— Reviens le faire.

— Je suis place du Général-Houvier !

— Reviens, je ne peux pas monter me coucher comme ça.

— Marion, c’est puéril.

— Ça m’est égal.

— Marion, je viens de perdre ma mère…

— Et voilà ! Bravo, je l’attendais ! Qu’est-ce que ça a à voir ?

 

Les derniers mots de notre mère ont été LCI. Les derniers mots de sa vie. Quand on a repositionné l’abominable lit médicalisé droit devant la télé, mon frère a dit, tu veux regarder la télé maman ? Ma mère a répondu LCI. Le lit venait d’être livré et elle avait été mise dedans. Elle est morte le soir même sans avoir plus rien dit.

Elle ne voulait pas en entendre parler. Elle avait le spectre du lit médicalisé. Tout le monde le lui vantait, soi-disant pour son confort en réalité parce que tous ceux qui se penchaient sur le lit habituel bien trop bas, le grand lit matrimonial où notre père était mort, se brisaient le dos. Elle ne se levait plus. Toutes les fonctions du corps déréglé par le cancer s’effectuaient au lit. Quelqu’un a dû nous convaincre que le lit médicalisé était indispensable. On l’a commandé sans son consentement. Il avait été livré à l’aube par deux types qui ont mis un temps fou à l’installer. La chambre était envahie par un arsenal d’appareillages médico-électroniques, on ne savait pas où se mettre Serge et moi, complètement dépassés. Quand ils l’ont transvasée, elle s’est laissée porter sans résistance. Ils ont fait quelques essais de commande. Elle était là comme hébétée, en hauteur, les bras ballants, subissant les absurdes inclinaisons. Ils ont placé la tête du lit contre un mur de côté où était accroché Vladimir Poutine sous forme de calendrier et caressant un guépard. Elle ne voyait plus la fenêtre, son minuscule et adoré carré de jardin, et regardait devant elle épuisée. Elle semblait perdue dans sa propre chambre. Le calendrier était un cadeau d’une aide-soignante russe. Ma mère avait un faible pour Poutine, elle lui trouvait des yeux tristes. Quand ils sont partis, on a décidé de la remettre dans la position de toujours c’est-à-dire face à la fenêtre et devant la télé. Il fallait déplacer le grand lit. Le matelas d’abord, un matelas des temps anciens qui s’est avéré d’une lourdeur insensée, mou et comme rempli de sable. On l’a traîné Serge et moi comme on a pu dans le couloir en tombant plusieurs fois. On a laissé le sommier dans la chambre, redressé contre un mur. On a fait rouler le lit médicalisé et maman pour les remettre face à la fenêtre et la télé. Serge a dit, tu veux voir la télé ? On s’est assis de part et d’autre du lit sur les chaises pliantes de cuisine. C’était quatre jours après l’attentat du Marché de l’Avent à Vivange-sur-Sarre, LCI diffusait la cérémonie d’hommage aux victimes. La correspondante n’avait que le mot recueillement à la bouche, ce mot dépourvu de substance. La même fille a dit après quelques plans de confiseries et de boîtes peintes, La vie reprend ses droits même si bien sûr plus rien ne sera comme avant. Si connasse, a dit Serge, tout sera comme avant. En vingt-quatre heures.

Notre mère n’a plus dit un mot. Jamais. Nana et son mari Ramos sont arrivés dans l’après-midi. Ma sœur s’est écriée, la tête dans l’épaule de son mari, oh c’est horrible ce lit ! Elle est morte le soir même, sans avoir profité des avantages du nouvel équipement. Elle avait supporté beaucoup des vicissitudes de la maladie tant que les choses gardaient leur allure de toujours. Le lit médicalisé lui a cloué le bec. Le lit médicalisé, ce monstre au milieu de sa chambre, l’a propulsée dans la mort.

 

Depuis qu’elle est morte les choses se sont déréglées.

La baraque de bric et de broc de notre famille, c’est toi mamie qui la tenais, a dit ma nièce Margot au cimetière.

Notre mère avait maintenu la coutume des déjeuners du dimanche. Même après le déménagement dans son rez-de-chaussée en banlieue. Du temps du père et de Paris, c’était les déjeuners du samedi ce qui ne changeait pas grand-chose à l’atmosphère de panique et d’hypertension. Nana et Ramos arrivaient chargés de victuailles extraordinaires, c’est-à-dire du poulet de Levallois, le meilleur poulet du monde (le boucher va le chercher personnellement dans la basse-cour), ou du gigot d’agneau de Levallois, tout aussi incomparable. Le reste, frites, petits pois, glace, venait droit de chez Picard. Mon frère et ma sœur arrivaient avec leur famille, moi toujours seul. Joséphine, la fille de Serge, venait une fois sur deux, toujours excédée dès le pas de la porte. Victor, le fils de Nana et Ramos, étudiait la cuisine à l’école Émile Poillot, le Harvard de la gastronomie selon Ramos (il dit Harward). Nous avions à table un futur grand chef. On lui faisait couper le gigot en applaudissant sa maestria, ma mère s’excusait des mauvais ustensiles et des légumes surgelés (elle avait toujours détesté cuisiner, l’avènement du surgelé avait changé sa vie).

On se mettait à table dans l’urgence, avec le sentiment d’être dans un espace loué, de disposer d’une vingtaine de minutes avant de laisser la place à un mariage japonais. Aucun sujet ne pouvait être développé, aucune histoire n’allait à son terme. Une ambiance sonore extravagante dans laquelle mon beau-frère s’occupait des basses fréquences. Ramos Ochoa est un homme qui met son point d’honneur à ne pas être sous pression et qui vous le fait sentir. Avec une voix sépulcrale et outrageusement pondérée, on l’entendait dire à contretemps : tu peux me passer le vin, s’il te plaît, merci beaucoup Valentina. Valentina est la dernière compagne de Serge. Ramos est né en France mais sa famille est espagnole. Ils sont tous Podemos. Lui et ma sœur se vivent en gueux non sans fierté. À un de ces déjeuners, au moment de la galette des Rois, ma mère a dit, personne ne me demande comment s’est passé mon contrôle de routine ? (Elle avait eu un cancer du sein neuf ans plus tôt.)

Auparavant elle s’était vantée d’avoir obtenu deux couronnes, les boulangers n’en donnant plus qu’une. La galette avait dû être mise au four au début du repas. Hors de question que Valentina, notre perle italienne, croque dans une galette froide ! Nana l’avait posée à moitié calcinée sur la table mais Dieu merci la fève restait invisible. Chaque année on s’engueulait, ma mère trichait pour refiler la fève à un gosse et les gosses s’engueulaient entre eux. Une année où elle n’avait pas eu la fève, Margot, petite sœur de Victor, avait jeté son assiette avec sa part de galette par la fenêtre. Maintenant il n’y avait plus que des ados et des vieux hormis le fils de Valentina âgé de dix ans. Il s’était glissé sous la nappe, Nana coupait les tranches et l’enfant Marzio attribuait les assiettes.

— Comment s’est passé ton contrôle de routine ?

— Eh bien j’ai une tache au foie.

 

Assis au bord du lit matrimonial dans la chambre sombre quelques mois plus tard, Serge avait dit, tu veux être enterrée où maman ?

— Nulle part. Je m’en fiche pas mal.

— Tu veux être avec papa ?

— Ah non pas avec les juifs !

— Tu veux être où ?

— Pas à Bagneux.

— Tu veux être incinérée ?

— Incinérée. Et on n’en parle plus.

On l’a incinérée et on l’a mise à Bagneux dans le caveau des Popper. Où d’autre ? Elle n’aimait ni la mer ni la campagne. Aucun endroit où sa poussière aurait fait corps avec la terre.

 

Au funérarium du Père-Lachaise, nous étions une dizaine pas plus. Les trois enfants et petits-enfants. Zita Feifer, son amie d’enfance, ainsi que madame Antoninos la coiffeuse qui était venue jusqu’aux derniers jours teindre les quelques touffes crâniennes et traquer à la pince les poils drus qui lui poussaient sur le menton. Il y avait aussi Carole la première femme de Serge, mère de Joséphine. Zita sortait de deux cols du fémur. Un employé des pompes funèbres l’a entraînée vers l’ascenseur d’où on l’a aperçue avec ses cannes, hébétée, disparaître vers l’étage des morts.

Au sous-sol, on l’a introduite dans une pièce vide où patientait au centre sur deux tréteaux le cercueil de son amie. À peine s’est-elle assise que s’est déclenchée à fort volume et sans raison intelligible la Danse hongroise no 5 de Brahms. Au bout de dix minutes de solitude et de musique tzigane Zita s’est traînée jusqu’à la porte en appelant au secours.

Pendant ce temps j’avais rejoint dehors Serge qui fumait devant l’Audi avec laquelle il était arrivé.

— À qui elle est ?

— À moi.

— Tu rigoles.

— À un copain de Chicheportiche qui est concessionnaire. Tu crois que c’est une voiture de série mais c’est une bagnole de course. Moins chère que la Porsche avec les mêmes performances…

— Ah bon.

— Chicheportiche lui amène des clients et il lui prête une bagnole de temps en temps. C’est un V8, la motorisation des Mustang et des Ferrari. En fait c’est comme si tu avais le meilleur d’une 911 et d’une Panamera. On va racheter son garage pour faire un immeuble de bureaux.

— Je croyais que tu ne ferais plus d’affaires avec Chicheportiche.

— Oui, mais il est pote avec le maire de Montrouge.

— Ah bon.

— Regarde ce que j’ai retrouvé.

Il a sorti d’une poche une feuille pliée en quatre et me l’a tendue. Une lettre écrite d’une plume fine et bleue, bien appliquée, une écriture plus que connue « Mon Pitounet, j’espère que vous êtes bien arrivés et que vous n’avez pas eu trop chaud. Au fond de la valise tu trouveras une petite surprise à partager avec Jean. Je compte sur vous, et surtout sur toi pour ne pas manger tout le paquet dès le premier jour ! Tu trouveras aussi un Club des Cinq et les Contes de la brousse et de la forêt. Il paraît que Le Club des Cinq et le château de Mauclerc est très bien. C’est le vendeur qui me l’a dit. N’oubliez pas de mettre du Pipiol si vous avez des piqûres avant de dormir et rappelle à ton frère de bien ranger ses lunettes dans leur étui quand il les enlève. Tu sais que c’est une tête de linotte. Amuse-toi bien mon Pitounet. Maman qui t’aime »

J’ai dit, le Pipiol existe toujours. Il est en spray maintenant.

— Ah oui ?

Il a remis la lettre dans sa poche et fait défiler des photos sur son portable. Il s’est arrêté sur une photo de maman prenant la pose de reine moins d’un an avant avec sa couronne en carton.

— The last galette…

— Allez viens, ils nous attendent.

 

Dans la salle minuscule et étroite au sous-sol du funérarium, Margot, avec le sérieux sans appel de la jeunesse, a lu un texte de son cru. « Mamie toi qui n’avais jamais fait de sport de toute ta vie, tu as eu droit à un vélo d’appartement parce que le cancérologue avait prescrit un peu d’exercice. Tu acceptais de faire des petits tours de roue dans ta chemise de nuit et ton gilet molletonné à condition que le niveau de résistance soit au degré un (il y en avait huit). Tu prenais la position de cycliste comme tu l’avais vu prendre à la télé par les types du Tour, dos courbé vers le guidon, pendant que tes pieds cherchaient les pédales dans le vide. Une fois, alors que tu pédalais ultra négligemment en fixant ton chéri Vladimir Poutine, j’avais poussé la résistance au niveau deux. Bravo mamie ! Je suis très contente ! Tu avais dit, tu es la seule… Tu n’avais jamais voulu avoir des muscles ou ce genre de choses et tu ne voyais pas pourquoi il en fallait au stade terminal. Je ne sais pas si là où tu es maintenant – où es-tu ? – tu trouverais judicieux que je parle du vélo d’appartement. Je raconte ça pour être un peu drôle mais surtout pour rappeler combien tu étais brave et docile. Et fataliste. Tu acceptais ton sort. Tes fils passaient leur temps à te houspiller, même quand tu étais malade, à te reprocher tes manies, ton tracassin, tes goûts, ton étourderie, les cadeaux que tu nous faisais, les bonbons, tu te laissais gronder en prenant une tête chagrinée, mais c’est toi qui tenais la baraque mamie. La baraque de bric et de broc de notre famille c’est toi qui la tenais. Dans ton petit jardin d’Asnières, tu as planté un pin d’Autriche. Un pied de quinze centimètres parce que c’était moins cher. Maman se croit immortelle avait dit oncle Jean, elle pense que quand elle aura trois cent soixante-deux ans, elle se promènera autour avec l’arrière-petite-fille de Margot. Je ne sais pas ce que tes enfants vont faire de ton appartement mamie, mais moi j’irai replanter ton pin dans un endroit où tu pourras toujours te balader avec nous, même si personne ne s’en rend compte. »

Qui avait eu l’idée de cette danse hongroise ? Margot était à peine retournée s’asseoir à côté de sa mère en larmes et qui lui étreignait le bras farouchement, qu’un violon échevelé venait fouetter notre petit groupe. Qui avait choisi ce morceau ? Notre mère aimait Brahms mais le Brahms romantique des lieder. Derrière moi Zita Feifer s’est écriée, encore ça ! Et puis le cercueil a contourné l’estrade sur sa table à roulettes, Marta Popper est partie par une petite porte à gauche pour n’être plus rien.

 

En sortant du Père-Lachaise nous avons mis Zita dans un taxi et nous nous sommes installés dehors à la terrasse d’un café du coin. Joséphine est partie directement aux toilettes. Il faisait beau comme quelquefois en décembre. En revenant elle est restée plantée debout en faisant la gueule parce qu’il n’y avait plus de place au soleil. Joséphine est maquilleuse et se sur-maquille. Quand elle fait la gueule, sa bouche devient un piment amer.

Nana a voulu se lever pour lui donner sa chaise, empêchée par Carole.

— Ça ne me dérange pas, a dit Nana.

— Ce n’est pas à toi de te mettre à l’ombre !

La coiffeuse a dit, prenez ma place Joséphine, je n’aime pas le soleil.

— Restez assise madame Antoninos ! a ordonné Carole.

— Mais je n’ai rien demandé ! Vous pouvez faire autre chose que vous intéresser à moi dans cette famille ?

— Tu nous stresses Joséphine.

— On gèle, pourquoi on s’est mis dehors ? Je ne comprends pas pourquoi mamie s’est fait incinérer. Ça me paraît dingue qu’une juive se fasse incinérer.

— Elle le voulait.

— L’idée d’être cramée avec ce que sa famille a vécu, c’est dingue.

— Arrête de faire chier, a dit Victor.

Elle restait debout à tortiller les mèches de sa tignasse frisée.

— Cette année j’ai décidé d’aller à Osvitz.

— Ils ont fermé malheureusement.

— AOCHWITZ ! s’est écrié Serge. Osvitz !! Comme les goys !… Apprends déjà à le prononcer ! Auschwitz ! Auschhhhhwitz ! Chhhh… !

— Papa… !

— Tout le monde t’entend, a murmuré Nana.

— Je ne peux pas laisser ma fille dire Osvitz ! Où elle a appris ça ?

— Ne me regarde pas ! a dit Carole.

— Ça y est ! Elle se drape !

— Jo, sois plus intelligente que lui, a tenté Nana tandis que Joséphine se frayait un chemin vers le trottoir.

— L’échec d’une éducation !… Où elle va ? Joséphine où vas-tu ?!… Je viens de lui payer à prix d’or une formation sourcils, vous voyez où on en est, maintenant elle veut aller à Auschwitz, qu’est-ce qu’elle a cette fille ?

Quand Joséphine a disparu derrière un immeuble de la place Magenta, Carole s’est levée pour courir à sa suite.

— Tu ne peux pas lui foutre la paix une fois dans ta vie ?

— Mais c’est elle ! Tout le temps à râler, à râler.

Ramos a dit de sa voix caverneuse, elle pollue un max non ?

— De quoi tu parles ?

— L’Audi.

— Un max, oui.

 

Ce matin, en traversant la rue Pierre-Lerasé, j’avise un petit véhicule vert de la voirie de Paris, plus exactement l’estafette étroite chargée du balayage et de l’arrosage des trottoirs. Au volant, mon beau-frère ! Je m’approche. Dans ce mouvement court et interrogatif, une pensée illumine mon cerveau : mon beau-frère Ramos Ochoa, non content de percevoir, à bas bruit, l’allocation chômage générée par son astucieux maniement d’emplois à durée déterminée, sans compter ses nombreux dépannages informatiques au black, s’était trouvé en complément un job dominical discret, joyeux et ne nécessitant qu’un permis de conduire. Dans l’insondable temps libre qu’il eut toujours quelles que fussent ses activités, il s’était – le génie – faufilé dans une filière inédite et secrète pour arrondir sa future retraite ! Ramos conduisait son véhicule avec une méticulosité molle et son infatuation dans la cabine de l’estafette renvoyait à son habituelle posture de surplomb dans les affaires domestiques. De près bien sûr ce n’était pas Ramos Ochoa. Mais l’image m’a paru si convaincante qu’elle complète désormais ma perception de ce garçon.

Ramos Ochoa a beau n’être qu’un personnage secondaire de ce récit, j’ai plaisir à parler de lui. Et qui sait si à l’instar de nombreux personnages secondaires il n’en deviendra pas une figure saillante étant donné ma coupable propension à l’accabler ?

Il semblait gentil et méritant au début. Technicien réseau dans l’informatique, employé par Unilever (avant de s’en faire virer), fils d’une employée de maison et d’un ouvrier du bâtiment ; que pouvions-nous dire ? Notre père qui ne s’embarrassait d’aucun discours progressiste était ouvertement contre cette alliance. Qu’Anne Popper, son joyau, s’unisse à un Ibère venu d’on ne sait quelle bourgade de Cantabrie le rongeait. Il considérait sa fille comme une poule de luxe – dans sa bouche se mêlaient critique et fierté – et ne voyait pas du tout comment un Ramos Ochoa, qui en d’autres temps aurait mâché un oignon pieds nus sous un soleil brûlant, pouvait se montrer à la hauteur. Évidemment nous lui donnions tort. La mode était au bonheur et non pas aux vieilles valeurs patriarcales. Le bonheur semblait alors non seulement à portée d’envie mais l’alpha et l’oméga de toute philosophie. Il est possible que mon père en soit mort. Un an après l’apparition de Ramos Ochoa tenant timidement la main de Nana dans l’entrée de la rue Pagnol, mon père était emporté par un cancer du côlon.

Aujourd’hui il m’arrive de penser que nous avons peut-être Serge et moi, par nos supplices et subtiles tortures, jeté Nana dans les bras tièdes d’un Ramos Ochoa. Les choses de l’enfance s’inscrivent Dieu seul sait où. Quand j’apprends une catastrophe à la radio et entends que les victimes ont dans les soixante ans, je me dis bon, c’est triste, mais ils ont vécu leur vie ces gens. Et puis je pense, c’est ton âge mon vieux, à peu de chose près vos âges à toi, Serge, Nana. Ne le sais-tu pas ? Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps.

 

Je ne sais pas ce qui a permis à notre fratrie de conserver cette connivence primitive, nous n’étions ni ressemblants ni tellement liés. Les fratries s’effilochent, se dispersent, ne sont plus unies que par un fin ruban sentimental ou conformiste. Je vois bien que Serge et Nana appartiennent depuis longtemps à l’humanité mature comme je suis censé y appartenir moi-même, mais cette perception est superficielle. Au fond de moi je suis toujours le garçon du milieu, Nana est toujours La Fille des parents, la chouchoute maniérée, mais aussi le second dans nos jeux de guerre, l’esclave, le prisonnier japonais, le traître qu’on poignarde – dans notre chambre, elle n’était jamais fille mais caporal ou martyr –, mon frère est toujours l’Aîné, meneur d’hommes avec jugulaire du casque pendante et sourire conjurateur de la mort, il est le risque-tout, le Dana Andrews, je suis le suiveur, le sans-personnalité, le qui dit rouge quand l’Aîné dit rouge. On n’avait pas de télé chez nous, mais le cousin Maurice l’avait. On disait cousin Maurice mais en réalité il était un cousin éloigné de mon père par une branche russe. Le seul membre de la famille en dehors de nos parents qu’on aura vraiment connu. Serge et moi allions chez lui le dimanche, rue Raffet, nous gaver de films américains. On s’allongeait devant l’écran avec un Coca et une paille et on regardait Les maraudeurs attaquent ou Les Briseurs de barragesque j’avais adoré, ou bien des westerns. Pour moi l’Indien a longtemps été un type qui ne pensait qu’à faire le mal et scalper des femmes. J’ai dû attendre Alan Ladd et Richard Widmark pour estimer les Peaux-Rouges. Plus tard, Maurice nous a emmenés sur les Champs-Élysées. Il avait un manteau en poil de chameau, une toque d’astrakan et une carrure d’enfer. Notre plus grand souvenir c’est Les Vikings de Richard Fleischer au Normandie, un film terrifiant avec Kirk Douglas (juif russe ! criait Maurice en le montrant du doigt quand Kirk apparaissait) et Tony Curtis jeune. Aujourd’hui il serait interdit aux moins de douze ans. À l’époque, on n’était pas encore repus d’images, on sortait d’un film comme un type qui a exploré une région nouvelle et immense. La texture de notre fraternité, c’est ça. C’est la jungle avec les rideaux, les débarquements, les parachutages, les sacrifices et Nana bâillonnée, c’est l’enfer birman, c’est, avant que la tentation érotique n’en vienne troubler la pureté, toutes nos heures de gloire et de souffrance, c’est ça la pelote dans la brouette.

 

Luc pose des questions sur Dieu. Il ne dit pas Dieu, il dit le Dieu. Le Dieu, pourquoi il ne veut pas qu’on dise des mensonges ? (J’ai essayé de répondre et je me suis emberlificoté.) On regarde des cartes ensemble. Il est fou de cartes géographiques. Cartes en relief, cartes routières, même cartes d’état-major. Il aime les fleuves, je lui explique les chemins de l’eau. Je lui explique que la Souloise se jette dans le Drac qui se jette lui-même dans l’Isère.

— Et l’Isère, elle se jette où ?

— Dans le Rhône.

— Et le Rhône ?

— Dans la mer.

Je ne sais pas comment il visualise toutes ces eaux qui se jettent. Il sait que j’étudie les câbles qui transportent l’électricité. Il veut savoir où je trouve l’électricité. Je fais des croquis avec le feu, le vent, l’eau. Je lui montre comment on transforme les énergies primaires en énergies secondaires, je lui dessine les turbines, le rotor, le stator, et comment tout ça crée un champ magnétique qui produit un courant électrique. Il répète pendant des heures rotor / stator / rotor / stator / rotor / stator, dandinant sa tête et moulinant ses bras.

Un jour on est tombé sur une plaque devant une bouche d’égout. Ici commence la mer. J’ai dit, oui, c’est pour empêcher les gens de bazarder leurs mégots et autres cochonneries.

— Mais la mer commence vraiment là ?

— Ben oui.

Je lui achète des Brio et des Kapla. Il fait des villes avec des échangeurs, des ponts, des réservoirs de stockage, des forêts, des phares. Il met des pylônes avec des fils entrelacés qui partent disparaître sous terre parce que je lui ai décrit l’électricité en ville sous forme de toile d’araignée. Pendant qu’il dispose les choses, il fabrique des bruits, des petites musiques. Il a un coin à lui chez moi et je ne détruis jamais ce qu’il fait. De temps en temps, quand il n’est pas là, j’analyse la maquette et je me dis, tiens, ce serait bien de mettre une barrière là. Je prends un ou deux kaplas qui traînent et je fais une barrière. Il revient, quelquefois un mois après, il fronce les sourcils et va immédiatement enlever ce que j’ai placé. Je me suis mis dans la tête de le présenter à Marzio, le fils de Valentina. Le moment n’est pas très bien choisi car Valentina a viré Serge de chez elle et ne lui parle plus. J’ai peur dans le contexte de faire une fausse manœuvre. Luc aime tous les jeux où nous sommes face à face. Les échecs entre autres. Mais la règle du jeu ne l’intéresse pas. Il est content de sortir le damier, de s’installer face à moi bien calé sur la chaise et ranger les pièces. Je lui ai expliqué comment avancent les figures et il aime jouer à jouer. Il ne pourrait pas faire ça avec quelqu’un de son âge comme Marzio. Marzio est compétitif. Il veut être grand et se mesurer. Être copain avec un garçon de ce genre je pense que ça aiderait Luc. Je l’ai vu dans des squares avoir des tristesses. Il allait vers des enfants mais les autres ne le regardaient pas, comme s’il était invisible. Il est trop timide. En CP il a eu une maîtresse qu’il a prise dans ses bras. Sans aucune raison. La femme avait raconté ça à Marion et s’était mise à pleurer envahie par l’émotion. Elle avait dit, il a quelques problèmes d’orthophonie et il est dans la lune. Elle n’a jamais qualifié ses difficultés ou son retard autrement que il est dans la lune.

 

Avant quand tu ne savais pas ce qu’un mec faisait, tu disais import/export, aujourd’hui tu dis conseil. Si on demande à Serge ce qu’il fait, il va dire consultant. Serge a toujours été le roi des entreprises nébuleuses. Quand je faisais mes études à Supélec, il avait pour projet d’être leader dans le tartinable avec un ancien de Ferrero qu’il avait convaincu de créer sa propre boîte. Le pauvre type y avait englouti toutes ses indemnités de licenciement. Dans le même temps il mariait des cafetiers et des brasseurs. Il prenait une com sur des contrats d’enchaînement. C’était son premier job un peu lucratif, plus ou moins dans les clous. Enfants, on partageait la même chambre. À quatorze ans il était déjà un homme, enfin il se prenait pour un homme. Sa voix était stabilisée dans les graves, il avait de la barbe et un potentiel sexuel affiché. Ajoutons un frère de deux ans de moins, moi, qui gobait à peu près toutes ses crâneries. Serge se vantait d’être un tombeur. En réalité, il était petit, pataud et souffrait d’acné. Longtemps, il n’a plu à personne. Les filles riaient derrière son dos. Je les ai vues de mes yeux dans les couloirs du lycée. Après les guerres et les aspirations héroïques, Serge s’est cru un avenir dans la musique. Il s’est mis à la guitare et chantait dans une langue que personne ne pouvait comprendre. Il passait par toutes sortes de looks. On ne disait pas look à l’époque, je ne sais pas ce qu’on disait. Aucun ne lui allait. Je me souviens surtout du look Bowie, un look absurde étant donné le gap morphologique. Tu te maquilles ! s’était consterné mon père.

— Toutes les rock stars se maquillent.

— Pas Jean Ferrat !

Les cheveux étaient un problème. Frisés et peu fournis, ils répondaient mal aux prescriptions de l’époque. Après quelques tentatives hendrixiennes, Serge s’était tourné vers le long. Ses cheveux formaient deux ailettes au sommet du crâne et s’élargissaient en un tipi mousseux sur les épaules. De temps en temps il mettait des bigoudis pour les onduler. Il les laquait en ironisant, toujours un petit air bravache, mais je savais qu’il manquait de sûreté. Il arrivait qu’une fille, pas la mieux, vienne écouter des disques à la maison. Serge se vivait en spécialiste du rock anglais, le sol de notre chambre était jonché de pochettes des Clash, des Who, Dr Feelgood et ainsi de suite… Serge servait de rabatteur à un marchand de disques de l’autre côté du boulevard, en échange le type lui offrait des nouveautés. Il lui arrivait aussi d’y aller avec son copain Jacky Alcan vêtu de la veste de chasse de son père. La veste avait une grande poche dorsale ouverte sur les côtés dans laquelle Serge fourrait discrètement des 33-tours. On m’emmenait faire le guet. Un jour notre père est entré dans la chambre. Il s’est assis sur un lit, courbé en silence les mains jointes entre les jambes. Puis il a dit, d’où ça vient ? Toute cette marchandise, d’où ça vient ?

— J’ai un arrangement avec le disquaire. Je lui amène la moitié du lycée.

— Il est où ce disquaire ?

— Rue Bredaine. À deux stations.

— Il est généreux dis-moi. Tu vas pouvoir ouvrir ton magasin toi aussi.

— Ha ha ha.

— Pourquoi tu ne ris pas Jean ?

— Si, je ris, j’ai dit.

Il s’est saisi de la pochette de Deep Purple in Rock qui traînait et a observé d’un œil vide les membres du groupe taillés dans le mont Rushmore avec leur chevelure à la Louis XIV.

— L’odeur de fumée dans les cabinets, on ne sait pas qui c’est j’imagine ?

— Ben non.

La baffe est partie aussitôt. Une baffe avec la bonne amplitude comme il savait le faire et je dois dire uniquement sur Serge, jamais sur Nana ni moi. Notre père, Edgar Popper, une petite boule chauve, volontiers en costume bleu pétrole, avait fumé des Gauloises et des Mehari’s Ecuador pendant des années jusqu’à ce qu’une broncho-pneumonie l’oblige à s’arrêter. De ses faiblesses passées et surtout de ses renoncements il ne tirait aucune forme d’indulgence. Il était ce qu’il était dans le présent, son cerveau oublieux l’autorisant à renouveler à l’infini ses principes et dispositions psychiques. Serge avait l’habitude de ces violents coups de sang. Il ne mouftait pas mais ses yeux rougissaient et je voyais qu’il contenait ses larmes. Je voyais aussi sa joue se boursoufler et devenir écarlate. Si je cherchais à le consoler d’une façon ou d’une autre, il me rembarrait.

— S’il croit que je me contente de fumer ce con !

De l’autre côté, le père avait du mal à se remettre de ses propres accès. Quand il frappait trop fort ou trop mal à propos, il n’était pas rare qu’il aille s’allonger ensuite en état d’hypo-malaise cardiaque. Notre mère surgissait alors pour sermonner Serge, tu as vu dans quel état tu as mis papa ? Va faire la paix. De temps en temps, il y allait. De moins en moins avec l’âge. C’était injuste. Notre mère le savait mais elle optait pour la froideur. C’était une mère insaisissable, capable de cajolerie et de dureté, de surprotection étouffante et d’abandon. Elle jouait à la poupée avec Nana, l’habillait de vêtements guindés qu’il ne fallait ni salir ni froisser, la couvrait frénétiquement de baisers et cherchait à s’en débarrasser au plus vite quand l’enfant geignait. J’avais le sentiment que nous étions une entrave mais je ne sais pas à quoi. Le père recevait Serge gisant et oppressé. La mère guettait dans le couloir le bon déroulement du cessez-le-feu. Serge se tenait debout en silence cherchant un point sur le couvre-lit matelassé pour stabiliser son regard. Ils demeuraient tous les deux ainsi jusqu’à ce que le père soulève une main magnanime que Serge prenait mollement. Et puis le père l’attirait abruptement à lui et ils s’embrassaient. Aucun mot échangé. Tous deux ressortaient de ces rosseries suivies d’accolade avec amertume. Il fallait un certain temps pour que la gaieté revienne.

Je dois ajouter que l’idée de mon père au sujet du magasin n’était pas si farfelue. Avec ce même Jacky Alcan de la veste de chasse, Serge a ouvert quelques années plus tard passage Brady une échoppe rock où ils vendaient livres, fanzines, disques, affiches et gadgets de concert. Le Metal existe toujours, plus grand et mis en gérance boulevard Magenta.

Mon père était représentant chez Motul. Au début des années soixante-dix, Motul avait sorti la Century 300V – tchenteury –, un lubrifiant supersonique pour la compétition automobile, cent pour cent de synthèse. Parlant de sa boîte et de lui-même le mot pionnier lui venait vite en bouche. Tous les ans il allait au Mans en persona grata. En 1972, il y avait serré en souriant la main de Pompidou, ce salaud d’antisémite, disait-il jusqu’au serrage de main, qui avait gracié l’infâme Touvier et vendu en douce cent mirages à Kadhafi pendant qu’il garrottait Israël ! La photo encadrée de cette rencontre sur le circuit était bien visible dans le salon, sur le linteau de la fausse cheminée. Pompidou et lui avaient la même taille et une certaine parenté physique. Le mot antisémite avait été remplacé par pragmatique, c’est un pragmatique, disait mon père en soupirant, il ne veut pas se fâcher avec les Arabes, ils ont le pétrole qu’est-ce qu’on y peut !

Les torgnoles fondaient sans sommation. Le grand chic de la violence paternelle résidait dans la disproportion et l’inopiné. Quand Serge est entré dans l’adolescence il s’est lui-même mis à avoir des accès de fureur aussi imprévisibles que les coups qu’il recevait. Il était à fleur de peau, d’une susceptibilité totale. La moindre remarque l’irritait. Il pouvait aussi s’emporter sur des questions d’ordre général, politique ou autre, bien que le tracé de ses convictions eût été impossible à suivre. Il quittait la table d’un bond et sortait de la pièce en trombe en manquant démolir la porte. On avait deux forcenés à la maison. Mon père était irrité en permanence. Quand on lui parlait de sa nervosité, maman et Nana tentaient le coup à froid – oh à froid ! –, il disait, je ne suis pas nerveux j’ai des responsabilités, personne ne sait ce que c’est ici, personne n’a idée de ce que je porte sur les épaules, pour votre bien messieurs dames, pour le confort de ma famille ! Et je récolte quoi ? Des critiques, des critiques. Je suis nerveux ? Merci beaucoup. Je suis nerveux oui, parce que vous me rendez nerveux. La pelade, elle vient d’où ? Le psoriasis, il vient d’où ? À votre avis ? À propos de son psoriasis, un médecin lui avait dit un jour, ah oui, vous avez un psoriasis, vous avez été confronté à la mort récemment vous.

 

Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et de raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. On pouvait jouir d’un calme relatif à la maison quand Serge n’y était pas – vers quinze ou seize ans Serge commençait à faire ses affaires (combines et trafics auxquels on ne comprenait rien) et à être de moins en moins là – mais nous n’étions pas constitués pour la tranquillité. Un vague ennui planait, on se disputait pour des bêtises, le temps s’écoulait répétitif et fade. Dans un livre russe j’ai lu cette phrase récemment, Après le service militaire j’ai ressenti à quel point la vie civile était fade. La seule chose en mesure de remettre un peu d’ambiance, à coup sûr, était une conversation sur Israël. Avec Israël, on tombait aussitôt dans l’enflure et le pathos. Nos parents ont disparu sans avoir livré autre chose que des fragments, des résidus de biographies peut-être affabulés et on ne peut pas dire que nous nous soyons intéressés à leur saga. Qui veut s’embarrasser de religion et de morts ? On ne dit pas assez la légèreté que procure l’absence de patrimoine. Mais nous avions Israël ! Le père avait un mot pour combler le grand silence historique et se montrer intraitable. Notre ancêtre avait lutté avec Dieu sur cette terre, nous n’étions pas de pauvres gens flottant sans point de ralliement. Nous avions Israël. Avec Israël, les Popper avaient de quoi alimenter leur dinguerie. Il suffisait du mot pour rassembler les ingrédients d’une bonne petite crise que Serge y mette son grain de sel ou pas. Notre mère n’avait pas de sympathie pour Israël. Marta Heltaï (son père était né Frankel mais la génération précédente avait « magyarisé » le patronyme) venait d’une famille enrichie dans l’industrie de la laine. Ses parents avaient estompé toute appartenance à la judéité, des apôtres de l’assimilation. Elle et son frère avaient fait leurs études secondaires dans une école luthérienne. Tous les quatre avaient quitté la Hongrie après la guerre pour échapper aux Soviétiques, mystérieusement épargnés par la déportation quand d’autres membres de la famille proche (dont frères et parents) avaient semble-t-il disparu dans les convois du printemps quarante-quatre. Une version toujours soutenue à mots couverts par Zita Feifer et confirmée par des archives. Mais ma mère n’en parlait jamais. L’ADN de la non-appartenance au monde juif s’était étendu au monde des persécutés. Elle avait ce tropisme si peu contemporain de n’être pour rien au monde victime. Aussi n’aimait-elle pas cet État dont l’essence selon ses vues était d’exposer une cicatrice indélébile à la face du monde. Mon père n’était pas du tout sur cette longueur d’onde. Les Popper étaient des juifs viennois de classe moyenne qui avaient un demi-pied dans les milieux avant-gardistes, et un autre (également demi) dans la synagogue. Le grand-père, un ingénieur en mécanique, avait réussi à faire sortir du pays sa femme et son fils après l’Anschluss. Lui-même ainsi que sa mère et sa sœur étaient morts à Theresienstadt. Pour mon père, Israël au nom béni était le lieu de la réparation et du génie juif. D’Israël on pouvait tout espérer y compris le miraculeux. Que de fois mentionnés David et Goliath, le petit pays seul contre deux cents millions d’Arabes, ils couraient tellement qu’ils laissaient leurs chaussures, riait-il après la guerre des Six-Jours. Tant de fois vanté le jardin d’Éden, le verger florissant là où il n’y avait que bédouins et crottes de chameaux. Quand on mangeait des oranges à la maison il demandait régulièrement si elles venaient de Jaffa. Qui ne vénérait Israël – la seule, la seule démocratie de la région ! – était antisémite. Point final. Il disait, n’écoutez pas votre mère, c’est une antisémite.

— Elle est juive, osait-on remarquer.

— Ce sont les pires ! Les pires antisémites sont les juifs. Il faut que vous appreniez ça.

Et pour marquer le coup, et salir en passant la mémoire de la famille maternelle, il ajoutait, sachez qu’il n’y a pas plus honteux qu’un juif honteux !

— Qu’est-ce qu’on a besoin d’Israël ? disait maman, regarde tous les problèmes que ça crée.

— Les juifs ont besoin d’Israël.

— On a besoin d’être juif ? On n’est pas religieux.

— Elle ne comprend rien.

— Les enfants ne se sentent pas juifs. Vous vous sentez juifs les enfants ?

— À qui la faute ? Remue le couteau dans la plaie ! À qui la faute si les enfants ne se sentent pas juifs ? Ma faute ? Oui, la mienne car je t’ai écoutée ! Ils n’ont reçu aucune éducation, ils ne savent rien, mes fils n’ont même pas fait leur bar-mitzvah ! Je m’en veux, je m’en veux terriblement de ne pas m’être montré plus ferme.

— Ils ont fait une colonie de vacances juive.

— Des communistes !

— Pour transmettre il faut donner l’exemple Edgar.

— Et qui donne l’exemple ? Qui est le pilier de la maison dans une famille juive Marta ? La femme ! C’est la femme qui allume les bougies !

— Les bougies !…

Quand on en arrivait aux bougies, ma mère partait en riant. Lui répétait entre ses dents et les lèvres plissées d’amertume, elle ne comprend rien, cette femme ne comprend rien. Une fois que Serge avait ri aussi il s’était pris une beigne immédiate. C’est une femme superficielle, disait le père, un oiseau sur une branche. Est-ce que sa mère à lui avait allumé des bougies ? Qui le sait ? Elle s’était remariée avec un marchand de chaussures niçois. Nous l’avions peu connue.

À l’inverse, le communisme, leur bête noire commune, les rapprochait. Sur le communisme, mon père était d’une tout autre humeur et ma mère adorait ses boutades. Un jour qu’on apercevait Andreï Gromyko aux infos, mon père avait dit, regarde comme il rit. C’est ce qu’on leur apprend à Moscou. Riez ! Riez ! Et tu sais Marta que c’est un rire très difficile à faire, c’est un rire marxiste ! Ha ha ha.

Dans le but de nous rapprocher de son cher Israël, mon père nous y avait envoyés un été, Serge et moi, sous l’aile protectrice de Maurice qui avait fait ses études à Jérusalem vers la fin des années trente. L’idée du kibboutz, plusieurs fois évoquée, avait toujours fait chou blanc. Serge avait dix-sept ans, moi quatorze. Pour Maurice, Israël c’était le Sheraton et la plage de Tel-Aviv. Il n’avait aucune envie de s’embarrasser de deux morveux pour un séjour pédagogique. Aussi avait-il orchestré la semaine avec un tour-opérateur pour nous expédier chaque jour aux quatre coins du pays. Le lendemain de notre arrivée, nous montions à l’aube dans le car pour Jérusalem. Moyenne d’âge, cent ans. Arrivés sur les hauteurs de la cité qu’on voyait encore – bouleversante apparition – se dévoiler en contrebas, avant que la laideur périphérique l’emporte, que les collines soient entièrement bétonnées, et que la ville à l’instar de tant d’autres ne se cerne plus dans le paysage, nous avons eu droit, sortant de haut-parleurs grésillant à l’avant, à la chanson Yerushalayim shel zahav, entonnée aussitôt par une partie du groupe. Une fois dehors, nous nous sommes enfoncés à la queue leu leu dans les ruelles, pilotés par une femme en nage qui agitait un fanion jaune. Serge a dit, c’est la mort ça. Il m’a tiré par le bras à un croisement et nous sommes partis dans une autre direction. Le soir même, nous annoncions à Maurice notre décision de quitter le groupe et le voyage organisé. Il s’est mis dans une rage immédiate, criant dans le hall de l’hôtel, vous ne pouvez pas faire ça espèces de petits cons ! J’ai tout payé d’avance !

 

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Serge

Yasmina Reza

Paru le 01/09/2022

242 pages

Editions Gallimard

8,30 €