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"Les luttes et les rêves". Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours

Michelle Zancarini-Fournel

1685, année terrible, est à la fois la date de la révocation de l'édit de Nantes, qui a exclu les protestants de la communauté nationale, et de l'adoption du Code noir, fondement juridique de l'esclavage « à la française ». Choisir d'en faire le point de départ d'une histoire de la France moderne et contemporaine, c'est affirmer que celle-ci doit être écrite du point de vue des subalternes, et pas seulement des puissants et des vainqueurs. C'est cette histoire de la France « d'en bas », celles des classes populaires et des opprimé.e.s de tous ordres que retrace ce livre monumental : une histoire des résistances, des révoltes et des rébellions face à l'ordre établi et aux pouvoirs dominants, une histoire qui restitue le champ des possibles non aboutis dans leur contexte politique, économique et social, mais qui passe aussi par l'histoire du quotidien, de l'intime et du sensible, attentive aux émotions, aux bruits et aux sons. Pas plus que la « France » ne remonte, comme phénomène historique, à « nos ancêtres les Gaulois », son histoire ne saurait se réduire à celle de l'Hexagone. Les colonisés – des Antilles, de la Guyane et de la Réunion en passant par l'Afrique, la Nouvelle-Calédonie ou l'Indochine – prennent ici toute leur place dans le récit, de même que les migrant.e.s qui, accueilli.e.s « à bras fermés », ont façonné ce pays. Cet ouvrage de synthèse, écrit dans une langue précise, simple et accessible à tous, s'appuie sur des travaux existants ainsi que sur des documents d'archives, et s'attache constamment, sous les grands mouvements historiques, à mettre en exergue les vies singulières qui animent une histoire incarnée.

Par Michelle Zancarini-Fournel
Chez La Découverte

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Genre

Sciences historiques

INTRODUCTION

 

 

J’ai été nourrie par les récits de mes grands-parents et de mes parents autour du poulet frites du dimanche ou de la soupe du soir : récits de travail, récits de militantisme, de résistance à la police ou aux patrons, récits héroïques parfois, devenus convenus car maintes fois répétés. Travaux pratiques d’histoire sociale, ces récits ont forgé mon imaginaire et la volonté d’écrire l’histoire des « gens de peu ». Mon grand-père maternel, anarchosyndicaliste jamais encarté, me racontait les descentes de police dans l’imprimerie à la veille des manifestations du 1er août où, dans « l’entre-deux-guerres », était célébrée la lutte « contre la guerre impérialiste », ou pendant la guerre d’Algérie quand il imprimait encore à soixante-quinze ans les affiches pour la paix. Les tracts des syndicats stéphanois unitaires puis confédérés sont sortis pendant soixante ans de l’imprimerie de mes grands-parents. La police le savait, mais elle avait besoin, en cas d’interdiction de manifester, d’une preuve pour les inculper. Il fallait les prendre sur le fait, trouver les « formes » (c’est-à-dire, dans le vocabulaire de l’imprimerie, les caractères en plomb, assemblés, qui composaient le texte) qui permettaient d’imprimer d’autres tracts en cas de saisie des exemplaires déjà imprimés.

Si souvent répété que je le connaissais par cœur, le récit plus dramatique était celui d’un 30 juillet, l’année étant incertaine, où mon grand-père avait caché les formes sous le matelas de ma grand-mère mourante. Les policiers avaient tout fouillé de fond en comble, l’atelier et la maison, même la chambre conjugale, mais s’étaient arrêtés par décence devant le lit de ma grand-mère, n’osant pas la déplacer vu son état. Elle a survécu cette fois-là et les tracts ont pu arriver clandestinement à leurs destinataires car la maison avait deux sorties qui ne donnaient pas dans la même rue, la porte de l’imprimerie étant surveillée en permanence.

Isidore, mon grand-père paternel, racontait toujours un de ses accidents de mine à la suite d’un coup de grisou, en 1930 ou 1931, où on l’avait recouvert d’un drap blanc et laissé pour mort, alors que, grièvement blessé au bassin et aux jambes (ce qui lui valut de longs mois d’hôpital), il entendait les commentaires. L’extrême-onction qui lui avait été délivrée par un prêtre un peu pressé l’avait définitivement fâché avec l’Église catholique.

Les heures de gloire de mon père avaient sonné à la Libération. Ouvrier qualifié, aîné de sa fratrie, surtout préoccupé pendant la guerre du ravitaillement de ses parents et de ses nombreux frères et sœurs, il appartenait à une milice patriotique qui eut à son actif, en 1944, quelques sabotages ou freinages de la production dans son usine métallurgique qui travaillait pour les Allemands. Lors des grèves de 1947, il avait fait partie du cortège qui, avec un régiment mutiné, précédé par une automitrailleuse, avait marché sur la préfecture de la Loire. Il gardait une nostalgie de la dissolution par le Parti des milices patriotiques et pensait qu’à ce moment historique, la révolution avait été possible mais qu’elle avait été trahie par les intellectuels et les socialistes au pouvoir. Son pire ennemi était le ministre de l’Intérieur d’alors, Jules Moch. En tant que responsable syndical CGT, mon père a, entre 1948 et 1953, été renvoyé de toutes les entreprises au bout de quelques jours ou de quelques mois pour les plus petites boîtes, et j’ai le vague souvenir de fins de mois difficiles qui se ressentaient dans notre assiette. Il dut se résigner, après des mois de chômage, à se réorienter et à quitter l’usine qui semblait pourtant avoir été son arbre de vie.

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01/12/2016 995 pages 28,00 €
Scannez le code barre 9782355220883
9782355220883
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