Pour Rafael, Renata et Camila
[…] pourtant cette histoire, elle tourne vraiment autour d’une chose sans nom, de secondes d’épouvante qui vous privent de la parole.
Peter Handke
Tu crois que ça ne t’arrivera jamais, que ça ne peut pas t’arriver, que tu es la seule personne au monde à qui aucune de ces choses n’arrivera jamais, et pourtant, l’une après l’autre, elles se mettent toutes à t’arriver, exactement comme à tout le monde.
Paul Auster
[…]
je fouille mes sentiments
je suis en vie.
Blanca Varela
I
L’IRRÉPARABLE
Nous finissons par trouver une place où nous garer à cinquante mètres du vieil immeuble de quatre étages qui s’élève, digne mais sans grâce, au bout de la 84e rue, entre la 2e et la 3e avenue, l’une de ces rues de l’Upper East Side typiquement new-yorkaises, toujours paisibles, malgré la présence de commerces en rez-de-chaussée. Les deux grandes valises que nous sortons du coffre de la voiture sont très légères parce qu’elles sont vides. Avant d’arriver à la porte de l’immeuble, une même pensée nous traverse, et nous nous arrêtons, la tête levée vers le haut de l’immeuble, comme pour prendre la mesure des quatre étages qui nous attendent. Camila ouvre la porte et nous pénétrons dans la pénombre d’un grand hall – l’une de ces vastes entrées où le moindre bruit résonne –, où l’on devine les premières marches d’un escalier en marbre, celui-là même qui nous a semblé éternel en août dernier lorsque Camila, Renata et moi en montions les étages, débordant d’enthousiasme, le souffle court, les bras chargés d’affaires et d’ustensiles de toutes sortes. Mais aujourd’hui il y a quelque chose de crispé dans notre silence, dans notre façon de monter, au ralenti et pourtant avec impatience, alors que les roues métalliques de nos valises tintent contre les marches.
Pamela vient nous ouvrir et nous serre fort dans ses bras, avec son beau sourire que la tristesse ne parvient pas à assombrir. Après avoir échangé quelques mots, nous traversons la cuisine et le petit salon pour entrer lentement dans la chambre. Mes yeux remarquent tout de suite la fenêtre ouverte et, derrière, les escaliers de secours qui donnent sur la rue. Je passe en revue la chambre : le lit, méticuleusement fait, les piles de livres qui s’amoncellent sur le bureau, les cahiers exposés sur la table de nuit, la veste à carreaux soigneusement posée sur le dossier de la chaise. Nous restons interdits quelques secondes, sans pouvoir bouger, alors qu’un tourbillon d’émotions s’agite en nous. Camila ouvre le placard et nous apercevons les paires de chaussures alignées, les piles de sweats et de tee-shirts pliés. La chambre de quelqu’un de méticuleux, rigoureux, soigné. Confus, nous échangeons des phrases brèves qui se voudraient efficaces, nous nous partageons les tâches afin d’accomplir ce qui nous a amenés ici. Personne ne pleure : si l’un d’entre nous se rendait au chagrin, sa douleur emporterait tous les autres.
Extraits
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