Bâtons, chiffres et lettres

Raymond Queneau

Avant d'écrire, l'écrivain choisit, autant que possible, la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d'être dit. (...) Un problème se pose actuellement aux écrivains français, bien que la plupart d'entre eux ne s'en doutent même pas. En effet, il existe actuellement deux langues, celle qui continue à être enseignée (plus ou moins mal) dans les écoles et à être défendue (plutôt mal que bien) par des organismes officiels, comme l'Académie française, et la langue parle, je ne dis même pas la langue populaire. Que le français actuel ne soit plus le même que celui des Académies, non pas seulement la française, déjà citée, mais celles entre lesquelles est partagé le territoire français pour la distribution de l'enseignement, c'est là une vérité élémentaire. Toute la question est de savoir jusqu'où va cette différence, et s'il la faut accentuer ou bien au contraire la réduire. (...) Il y a deux langues distinctes : l'une qui est le français qui, vers le XVe siècle, a remplacé le " francien " (la traduction s'impose pour presque tous les textes avant Villon), l'autre, que l'on pourrait appeler le néo-français, qui n'existe pas encore et qui ne demande qu'à naître. Il est en gestation. Sa naissance n'est pas facile (...) Le problème du néo-français est posé. Il n'est posé que depuis plusieurs années. L'accouchement sera laborieux. L'écrivain français doit aller à cette parturition, son travail, son œuvre doit être une maïeutique linguistique.

Par Raymond Queneau
Chez Editions Gallimard

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ÉCRIT EN 1937

 

 

Les circonstances de la vie ne m'ont point spécialement désigné pour attacher ce grelot ; et cependant il faut bien qu'il tinte. Je l'accrocherai donc, sans que je voie pourquoi moi plutôt qu'un autre... Enfin, je sais, je sais... le principe d'individualité... Tout de même, pourquoi moi ? C'est comme si je me refusais à faire le pas, cette question. J'hésite, je tergiverse. Il y a des années que j'aurais dû écrire ceci. Il faut bien que je me décide. Pourquoi maintenant plutôt qu'avant ? Les événements récents n'y sont pour rien. Non, le fruit a mûri, bletté, pourri, voilà la graine qui s'envole...

Je pense que tout dut commencer avec des journaux comme l'Épatant avec leurs Pieds Nickelés. Et puis il s'est trouvé que j'ai lu très jeune Henri Monnier et Jehan Rictus. C'est par là que j'ai commencé à connaître le langage populaire. Si l'on s'écrie livresque ! livresque ! je n'y contredirai pas. Mais c'est comme ça. Je passe. Il me faut aussi constater que la manie que j'ai eue dès l'enfance d'apprendre des langues étrangères (sans y parvenir) m'a sans doute fait considérer très tôt le français parlé comme un langage différent (très différent) du français écrit (ce qui, d'ailleurs, forme l'objet de ce factum).

Si je cherche à coordonner les éléments disparates qui ont pu finir par s'agencer en un principe directeur, je vois bien que c'est le problème linguistique, et linguistiquement posé, qui m'a tout d'abord passionné. Lorsque je me mis à étudier sérieusement l'anglais, la lecture d'un livre comme celui de Manchon sur le slang me mit de nouveau d'une façon pressante en face de cette question du langage parlé, ou plutôt du langage parlé écrit, car il s'agira ici très exactement du passage, pour une langue nouvelle (à savoir le français tel qu'il se parle actuellement), de la phase orale à la phase écrite. Mais l'ouvrage pour moi, du moins sur ce sujet précis, magistral, fut le Langage de Vendryes. Particulièrement suggestives me paraissaient, et me paraissent encore, des considérations comme : « S'il n'y avait pas en français une tradition orthographique et que la langue fût recueillie et notée aujourd'hui comme on fait d'une langue de sauvages, la particule ti n'y serait pas séparée du verbe qui la précède. On écrirait en un seul mot žemti, žemtipa (« j'aime-ti, j'aime-ti pas »)... » (p. 203) ; ou : « Il ne faut donc pas s'étonner de rencontrer d'autres langues où, à l'inverse de l'indo-européen, la flexion se ferait au contraire par le devant. Le français même nous en donne une certaine idée par son pluriel qui dans les mots commençant par une voyelle s'exprime au moyen d'une sifflante préfixée : arbre, z-arbres ; homme, z-hommes ; œuf, z-œufs ; oie, z-oies. La langue populaire présente un curieux exemple de l'extension du procédé dans le verbe zyeuter tiré du pluriel du mot œil » (p. 97) ; ou : « Appartiennent à la langue écrite des phrases comme : « Il faut venir vite », « Quant à moi, je n'ai pas le temps de penser à cette affaire », « Cette mère déteste cet enfant » ; mais dans la langue parlée, neuf fois sur dix, elles auraient une forme toute différente : « Venez, vite ! » « Du temps, voyons ! est-ce que j'en ai, moi, pour penser à cette affaire-là ! », « Son enfant ! Mais elle le déteste, cette mère ! » (p. 172) ; ou : « [En chinook] pour dire : l'homme a tué la femme avec un couteau, la phrase sera du type : lui elle cela avec tuer homme femme couteau... Tout ce qui précède le tiret que nous avons introduit dans la phrase ne comprend que les indications grammaticales, [ « en quelque sorte un résumé algébrique de la pensée »], les morphèmes ; les sémantèmes [ « les données concrètes »] sont donnés après. Ne nous étonnons pas trop d'une structure aussi singulière. Le français parlé connaît des tours qui sont très voisins de celui-là. On entend dire dans le peuple : Elle n'y a encore pas voyagé, ta cousine, en Afrique ou Il l'ati jamais attrapé, le gendarme, son voleur ? » (pp. 102-103). Je m'excuse de la longueur de ces citations, mais ce sont des phrases que j'ai remâchées, ruminées. Je ne ferai que signaler, maintenant, le chapitre sur la langue écrite et l'orthographe que je discuterai plus loin ; mais il y a encore ceci, que je ne ferai que développer et accommoder à ma manière (je n'ai aucune prétention à l'originalité) : « L'écart entre la langue écrite et la langue parlée est de plus en plus grand. Ni la syntaxe, ni le vocabulaire ne sont les mêmes. Même la morphologie présente des différences : le passé simple, l'imparfait du subjonctif ne sont plus employés dans la langue parlée. Surtout la différence des vocabulaires éclate à tous les yeux. Nous écrivons une langue morte... On peut prévoir qu'il en sera [du] français littéraire comme du latin ; il se conservera à l'état de langue morte, avec ses règles et son vocabulaire fixés une fois pour toutes. La langue vivante se développera indépendamment de lui, comme ont fait les langues romanes. Tout au plus servira-t-il de réservoir pour alimenter le vocabulaire du parler vivant... Il y aura un français littéraire qui s'opposera au français vulgaire... Si l'on réalisait chez nous une réforme complète de l'orthographe, la différence de ces deux français éclaterait à tous les yeux » (pp. 325-328).

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Bâtons, chiffres et lettres

Raymond Queneau

Paru le 01/04/1994

337 pages

Editions Gallimard

9,40 €